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Quand même !

Dans sa «Chronique du lundi» (La Patrie, 28 mars 1892), Robertine Barry, la première femme journaliste québécoise, est franchement insultée. Et elle a bien raison.

Il vient de paraître un journal dont je tairai le nom pour ne pas lui faire une réclame qu’il est loin de mériter, parce que, dès son début, sur le premier numéro de sa publication, on y lit la plus absurde sottise qu’il soit possible au journalisme d’inventer.

Je ne sais dans quelle cervelle féconde cette production a éclos, ni le nom de celui qu’elle a inspiré, je la cite seulement comme un exemple de la galanterie fin-de-siècle.

Vous savez que l’on a toujours comparé le sexe faible à tout ce qu’il y a de plus beau, de plus délicat dans la création. […]

Mais le courtois chroniqueur qui écoule sa prose dans le journal en question a trouvé mieux encore et, s’il n’a pas le mérite d’être excessivement flatteur, il a assurément celui de la nouveauté.

FEMMES, POULES ET VACHES,

tel est le titre flamboyant d’un long article que, pour montrer l’analogie, la similitude qui existe entre elles, vous me permettrez de donner en entier.

«Il faut avouer, quelque bizarre que la chose puisse paraître, qu’il y a des coïncidences assez amusantes entre certains agissements des femmes, des poules et des vaches.

«Ainsi toutes ensemble, elles paraissent avec beaucoup plus d’avantages lorsqu’elles sont en repos ou qu’elles se promènent lentement. La vitesse dans la démarche, il faut en convenir, est loin d’augmenter leurs charmes naturels.

«Il y a des vaches sur la voie, le train approche, la locomotive siffle. Voyez-les, elles regardent de côté et d’autre, vont tantôt à droite, tantôt à gauche, mais se précipitent aveuglement au devant du danger, reviennent sur leurs pas, mais ne quittent pas la voie. Le train arrive, une catastrophe est imminente; heureusement la locomotive est pourvue d’une charrue qui les lance en dehors de la voie.

«Voilà des poules qui se chauffent au soleil, qui se roulent complaisamment dans la poussière du chemin. Une voiture arrive à bride abattue. Elles ne se dérangent pas, les chevaux les effleurent avec leurs sabots, elles continuent de se rouler dans la poussière, le postillon fait claquer son fouet. C’est un sauve qui peut général. Elles se jettent dans les jambes des chevaux, sous les roues de la voiture, vont et viennent aveuglément, poussant des petits cris plaintifs et dans un état d’épouvante impossible à décrire. Le fouet se fait entendre de nouveau et elles se sauvent à la fin à tire d’ailes, prêtes à recommencer à la première occasion.

«Voyez ces dames qui vont traverser la rue au moment où vous arrivez en voiture. Vous arrêtez votre cheval, elle s’arrêtent, puis font quelques pas en arrière et vous regardent. Vous touchez votre cheval pour passer plus vite et leur laisser le chemin libre, et les voilà qui en font autant; elles sont presque sous les pieds du cheval, elles jettent de petits cris effarouchés et se rejettent de nouveau en arrière, Le lendemain et les jours suivants, elles recommenceront le même jeu et presque toujours au même endroit. Toutes trois manquent d’initiative et ne savent quel parti prendre en face d’un danger imminent.»

* * *

Évidemment, l’auteur de ce petit chef-d’œuvre littéraire n’a pas vécu dans notre grande ville. Il aurait vu que l’option de traverser ou non les rues sans danger, la liberté d’avancer ou de reculer ne reste pas avec nous, mais que notre vie en ces moments critiques est absolument à la merci des cochers de place [les taxis d’aujourd’hui].

Et ils n’ont pas l’âme bien valeureuse, car pour peu que vous insistiez à passer de l’autre côté, on écraserait sans pitié l’audacieuse. […]

Pour ma part, j’avouerai que je ne traverse jamais le coin d’une rue un peu fréquentée sans me choisir du coin de l’œil un gros monsieur du large dos duquel je me fais un rempart et une garantie.

— Le temps qu’on prendra à lui passer sur le corps, pensé-je en moi-même, me donnera celui de me sauver.

Ce n’est pas très héroïque, j’en conviens, mais l’instinct de conservation crie plus fort que le reste.

Françoise.

 

Robertine Barry signait toujours ses textes du nom de Françoise. La photographie d’elle prise vers 1900 provient de la page Wikipédia qui lui est consacrée.

On trouvera d’autres article de Robertine Barry à l’adresse suivante.

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