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«Le paysan et le miroir»

Extrait de la Gazette de Joliette du 23 avril 1891.

C’était le temps où l’on ne connaissait pas les miroirs.

Jusque là, il ne venait pas à l’idée de s’admirer. C’est à peine si l’on se regardait dans l’onde limpide du ruisseau ou dans le poli des beaux meubles.

Or, un paysan trouva sur son chemin un charmant petit miroir encadré de nacre, perdu sans doute par quelque jolie demoiselle.

Comme il n’avait jamais vu de glace, il s’écria  en voyant ses traits : «Quoi, voilà mon père qui m’apparaît ! C’est lui, c’est bien lui !»

Et dans on amour filial, il partit emportant sur son cœur le miroir qu’il croyait être une plaque enchantée. Il le cacha avec prudence dans un grand vase et n’osa même montrer sa trouvaille à sa femme.

Dix fois par jour, il venait furtivement considérer les traits de son père.

Ce manège d’allées et venues finit par exaspérer sa femme, qui était très jalouse, comme plusieurs de son sexe. Elle fit tant de perquisitions dans tous les coins de sa demeure qu’elle découvrit le fameux miroir.

Elle ne l’eût pas plus tôt entre les mains, qu’elle murmura en pâlissant : «Ciel ! une femme ! Ah ! voilà pourquoi il se cache ! Il ne m’aime plus ! il m’éloigne pour voir celle-ci. »Et elle se mit à pleurer lamentablement.

À peine le brave homme est-il rentré qu’il voit sa femme accourir à lui furieuse. «Gueux, dit-elle, vous me délaissez pour d’autres.» Et montrant la glace, elle criait : «Je la vois là, regardez.»

Le pauvre mari croyait rêver.

— Comment ? je te délaisse ? c’est faux; je n’aime que toi.

—Menteur.

Elle lui fourre le miroir sous le nez.

— Mais je te jure qu’il n’y a pas d’autre femme que toi ici. Vois toi-même.

Et il lui repasse le miroir.

— Coquin, tu te moques de moi, tu oses soutenir que ce n’est pas le portrait d’une femme ?

De nouveau, le miroir passait et repassait comme une navette, et les gros mots pleuvaient de plus en plus aigres, car le brave homme commençait à perdre patience.

La femme s’entêtait et disait : «Passe encore si elle était jolie, mais voyez, c’est un monstre.»

On allait en venir aux arguments frappants quand un vieillard à barbe grise passa lentement et vint demander la cause de leur querelle.

— J’ai trouvé, dit le mari, cette plaque enchantée qui me montre l’image chérie de mon bon père; vous pouvez voir vous-même.

— Ne le croyez pas, réplique sa moitié, c’est la figure d’une femme, un monstre.

— Passez moi la chose, dit le vieillard impassible.

Alors prenant le miroir, il le considère avec surprise, s’essuie les yeux, regarde, regarde encore. Enfin après un grand silence, il dit :

— Vous nagez tous les deux dans l’erreur. Vous avez sûrement mal aux yeux, ou quelque pouvoir magique vous détraque l’esprit. Ce morceau de métal contient tout bonnement la figure benoîte d’un vieillard, aux traits ridés et à la barbe blanchie par les années. Donc, c’est à moi qu’il convient de l’emporter dans mon logis.

Sans plus s’émouvoir, il passe le miroir dans sa ceinture, puis il quitte les deux époux qui s’embrassent à jamais réconciliés.

 

Miroir pour miroir, l’illustration ci-haut, deux jours après le scrutin que nous venons de vivre au Québec, est la caricature du jour de Garnotte dans le quotidien montréalais Le Devoir d’hier, 9 avril.

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