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Pour une histoire de la navigation hivernale sur le Saint-Laurent

Un Charlevoisien, habitant Les Éboulements, qui signe simplement Charlevoix, décide d’y aller d’une lettre au Canadien à quatre jours de Noël. Le quotidien de Québec la publie le 4 janvier 1889.

Monsieur,

Il est beaucoup parlé de ce temps-ci de la navigation en hiver du St-Laurent.

Les uns affirment que la chose est possible; les autres n’y croient pas, et moi, je suis du nombre de ces derniers. Je n’y crois pas.

Il est bien possible que l’on puisse venir à pousser un bateau à vapeur à travers les banquises de glace du golfe et du St-Laurent jusqu’à Québec; même je crois que l’on peut faire cela avec assez de facilité depuis le 10 ou le 15 mars.

Je suis allé avec mon frère en 1845 établir un chantier au Sault au Cochon, à 15 ou 18 lieues en bas du Saguenay, où j’ai demeuré pendant trois ans. Il est arrivé une fois que l’on a fait venir de l’Isle aux Coudres une petite goëlette avec des provisions, vers le 10 ou 12 mars.

Le soir, le vent de terre commence à souffler et souffle toute la nuit et une partie du matin suivant; ce vent chasse la glace de la côte du nord vers la côte du sud et laisse une lisère d’eau claire large de une à une lieue et demie le long de la côte.

C’est dans cette lisère d’eau claire que la goëlette en question est descendue de l’Isle aux Coudres jusqu’au Sault au Cochon.

Un bâtiment pris dans les glaces dans le mois de novembre ou de décembre est presque toujours dans une position critique, tandis qu’un bâtiment dans les glaces dans le mois de mars voit les glaces diminuer de jour en jour et, pour peu que le froid diminue, il ne s’en formera plus et, dans deux ou trois jours, il naviguera en eau claire.

Cet état favorable ne se produit pas toujours; il est arrivé qu’en 1886, je crois, le steamer Greetland, arrêté par les glaces, a été obligé de se réfugier au quai des Éboulements; il avait été défoncé par les glaces près du Cap aux Pics et l’on a dû le faire réparer pendant l’hiver. Le capitaine du Greetland reçut l’ordre de monter son vaisseau à Québec. Je crois que c’était vers la fin de février. Il a dû attendre la grande mer pour partir du quai. Il est monté jusqu’à la Grande-Pointe, une distance de six lieues à peu près. Il n’a pu aller plus loin et fut obligé de venir reprendre sa place au quai.

Il a attendu la grande mer suivante pour essayer de nouveau; cette fois, l’on a envoyé un bateau à vapeur au-devant de lui pour lui frayer un passage et l’aider de son mieux. Le Greetland n’a pu rencontrer ce vapeur, et il a été obligé de virer de bord près de la Gribane et regagner son quai, tant il y avait de la glace; ce n’est qu’à la grande mer suivante, je crois, qu’il a pu se rendre à Québec.

Voilà un cas qui me paraît contredire toutes les belles phrases des partisans de la navigation d’hiver.

Plus haut, j’ai parlé d’une bande d’eau claire produite par le vent de terre qui souffle depuis le soir jusqu’au matin, qui chasse la glace vers la côte sud, laissant un espace de une à une lieue et demie de large le long de la côte nord, libre de glace. Tant que le vent du nord, du nord-ouest ou du ouest souffle, cette bande ou lisière d’eau claire demeure libre de glace; mais que le vent d’est, sud-est ou sud viennent à souffler et le vapeur qui se trouverait dans cet espace libre de glace serait de suite dans un état critique ou dangereux, car la glace, poussée par les vents, reviendra sur la côte nord et devra nécessairement le jeter à la côte où il sera perdu sans ressource.

L’on ne se forme pas d’idée de la force qu’acquiert la glace quand elle est poussée par le vent et le courant, lorsque ces deux agents s’arrangent pour pousser ensemble.

Il y a quinze ou vingt ans, j’ai vu ce qu’un refoulis de glace (comme on l’appelle ici) peut faire.

À la Grande-Pointe, une quinzaine de lieues plus bas que Québec, il y a un endroit où l’écart le long du fleuve n’est que de 20 à 24 pouces de haut. La grève est de sable. Un jour, un de ces refoulis de glace arrive à terre dans cet endroit; elle monte le sable, franchit le petit écart et continue sa marche jusqu’à un quart d’arpent vers les maisons qui sont près de là. Cette glace avait trois pieds et plus d’épaisseur. Qu’aurait fait un bateau à vapeur s’il eut été repoussé par ce refoulis de glace ?

Une autre fois, lorsque l’on construisait le quai des Éboulements, à l’automne, le quai n’était pas encore assez avancé pour ne pas être couvert d’eau à toutes les marées. Pour protéger de la glace, l’ouvrage fait, il a fallu combler le quai de pierres systématiquement arrangées.

Un jour, la glace, qui avait alors environ deux pouces d’épaisseur, est venue frapper le quai qui était de huit pieds hors de l’eau dans le temps. La glace se cassait amont le quai et allait au fond, jusqu’à ce que la quantité de glace ainsi amoncelée sortait de l’eau; alors la nappe de glace s’élevait, s’élevait toujours jusqu’à ce qu’elle passât par-dessus le quai, ne cassant plus. Tout ce champ de glace est ainsi passé par-dessus le quai. Le quai, une masse de pierre et de bois, 920 pieds de long sur 20 à 30 pieds de large, tremblait à faire croire à sa destruction.

Je viens de voir que la goélette à vapeur Lady Belleau a été poussée à terre à Manicouagan, ce qui arrive bien à propos pour me dispenser d’en dire davantage. Il est suffisamment démontré, il me semble, que la navigation du Saint-Laurent pendant l’hiver n’est pas possible, commercialement parlant, pas même à la fin de mars.

Il y a quelques années, l’on a parlé de la navigation d’hiver, mais cette idée était mise en avant par un spéculateur, constructeur de vaisseaux, qui aurait voulu avoir de l’argent du gouvernement pour construire un vapeur pour tenter l’épreuve. Il est probable que, cette fois-ci, c’est encore la même chose. Il doit y avoir quelqu’un au fond de tout cela qui a imaginé cette affaire dans le but d’en faire une spéculation.

Votre serviteur,

Charlevoix.

 

Manifestement, ce texte crédible est venu d’une longue observation des comportements de la nature dans l’estuaire du fleuve Saint-Laurent. Discours d’un sage, il me semble. Ce n’est qu’au 20e siècle, avec des navires franchement plus puissants, qu’on pourra imaginer la navigation hivernale sur le Saint-Laurent.

L’image est celle du paysage hivernal à Petite-Rivière-Saint-François, à 36 kilomètres des Éboulements.

Un commentaire Publier un commentaire
  1. Jean Provencher #

    Mon ami Jean Cloutier, pilote sur le fleuve Saint-Laurent entre Québec et Les Escoumins, précisément dans la région du fleuve évoquée ici, m’envoie le commentaire suivant à la lecture de ces constations d’un citoyen des Éboulements sur le comportement du fleuve, commentaire absolument pertinent :

    Bonjour M. Provencher
    C’est super intéressant et de plus il a un peu raison…
    Ce n’est qu’en 1959 que le premier navire étranger a remonté jusqu’à Québec l’hiver Le HELGA DAN et en 1964 pour Montréal.
    Même aujourd’hui, surtout cette année, ce n’est pas facile de naviguer dans cette glace même avec des navires très puissants !
    La région qu’il parle dans votre article, entre Prairie et le Sault au Cochon, demeure pour nous une région problématique pour la glace.
    Avec la marée montante, la glace va toute se compacter à l’entrée du chenal dans la région de Sault au Cochon et créer un bouchon de glace très difficile à traverser
    et avec la marée descendante cette même glace va s’accumuler dans le la courbe entre l’Île aux Coudres et la terre ferme, à la hauteur de Prairie.
    Il y a des moments où la seule façon de passer, est d’attendre le changement de marée qui relâche la pression sur les glaces nous permettant de poursuivre notre route.
    Je peux difficilement m’imaginer naviguer dans ces conditions à l’époque des premiers navires à vapeur ayant une force d’environ 300 chevaux…
    c’est rien comparer aux moteur marins d’aujourd’hui.

    5 janvier 2014

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