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La traversée des grandes savanes de Stanfold

Au cours des 25 premières années d’existence de Saint-Calixte-de-Somerset (Plessisville) et de Saint-Eusèbe-de-Stanfold (Princeville), dans les Bois-Francs, on était bien isolé. Pas de route pour en sortir. «Prisonniers au milieu des bois, écrit Charles Trudelle, comme sur une île au milieu de la mer, [les colons] ne pouvaient attendre de secours de personne.» Uniquement la traversée des grandes savanes de Stanfold leur permettait de gagner Bécancour, Gentilly et Saint-Pierre-les-Becquets, sur les rives du Saint-Laurent. Mais alors quelle aventure ! Exemple.

C’était le dimanche, 23 novembre 1845; il y faisait un de ces tristes temps d’automne, souvent plus désagréables que les froids rigoureux de l’hiver. Un vent de tempête soufflait du nord-est, et la neige en gros flocons tombait avec la pluie lorsque l’on terminait les vêpres à Somerset, pendant lesquelles on remarqua que M. Bélanger avait chanté avec plus de courage que de coutume.

Cependant une affaire pressante l’appelait à la rivière Bécancour, au-delà de la savane de Stanfold. Quoiqu’indisposé, il n’hésita pas à partir avec le notaire Cormier, de qui je détiens ces détails, et d’un habitant de Somerset, du nom d’Ambroise Pepin, qu’il avait engagés tous deux à le suivre.

Arrivés à Stanfold, où l’on prenait la savane, nos trois voyageurs trouvèrent plusieurs de leurs amis, qui firent tous les efforts possibles pour les empêcher de s’aventurer dans la forêt par un temps si mauvais et à l’approche de la nuit. La prudence le conseillait en effet; mais le cœur d’un prêtre ne la consulte pas toujours. Malgré toutes les représentations, M. Bélanger et ses compagnons s’enfoncent dans la fatale savane un peu avant le coucher du soleil, et suivant, avec toute la vitesse dont ils sont capables, le sentier boueux tracé par les voyageurs. […]

L’obscurité commençait à tomber lorsqu’ils arrivèrent à l’un des repos des voyageurs appelé la Butte-Ronde, à environ deux milles du village de Stanfold. Là, nos trois voyageurs voulurent allumer la chandelle de leur fanal; mais tout était humide sur eux et autour d’eux, et jamais ils ne purent se procurer la lumière qui les eût sauvés.

Quoique un peu découragés par ce contre-temps imprévu, ils continuent cependant leur pénible voyage, ne sachant souvent où diriger leurs pas mal assurés. À chaque instant, ils s’enfonçaient dans les ornières couvertes d’une glace épaisse, qui, après avoir déchiré leurs vêtements, meurtrissait et ensanglantait leurs jambes. Ces chutes, renouvelées à chaque instant, épuisaient leurs forces, et le manque de nourriture, dont ils commençaient à sentir le besoin, ne leur permettait pas de les renouveler.

Comme ils avançaient toujours, l’espoir d’arriver bientôt soutenait leur courage. Déjà ils étaient à quelques arpents de la maison du bonhomme Grondin, au milieu de cette partie de la savane appelée la Savane du Cheval, parce qu’un cheval y avait péri; lorsque, voulant éviter une ornière, ils la doublèrent complètement et revinrent sur leurs pas, au lieu de continuer, comme ils croyaient. Ils étaient écartés !…. […]

Ils continuent donc, trouvant, dans l’espoir trompeur d’arriver bientôt et dans un certain pressentiment d’un plus grand malheur, les forces et le courage dont ils avaient besoin. Ils venaient de passer de nouveau, et sans s’en apercevoir, auprès de la Butte-Ronde, où ils avaient essayé en vain de se procurer de la lumière, lorsque Pepin, épuisé et découragé, se laisse tomber au pied d’un arbre et se déclare incapable d’aller plus loin. […]

«Plus de courage, lui dirent ses compagnons, nous devons arriver bientôt à la demeure de Grondin…… On vous enverra du secours…… Patience.» Puis ils s’éloignent, le laissant en proie aux sombres pensées d’une mort inévitable.

Ils avaient fait à peine quelques arpents, que M. Bélanger, sentant son courage défaillir succombe à son tour au pied d’un arbre, se plaignant de la faim et d’une grande douleur à la jambe où il avait reçu une blessure quelques mois auparavant. Il restait encore assez de force au notaire, dont la vigueur étonne en cette circonstance, pour atteindre, non pas la maison de Grondin, où il espérait toujours arriver, mais le village de Stanfold dont il n’était pas éloigné… Mais, en laissant Bélanger, il perdit le sentier et, après quelques pas, il tomba dans une ornière dont il ne put se relever. […]

Puis voici bientôt l’aurore.

Deux habitants de Somerset, qui n’avaient pas voulu, la veille, suivre nos trois infortunés voyageurs s’engageaient alors dans la savane. À peine eurent-ils fait quelques arpents qu’ils entrevirent, non loin du sentier, quelque chose qui remuait et que l’obscurité ne leur permettait pas de reconnaître. Ils crurent d’abord que c’était un ours; mais, en examinant mieux, ils reconnurent un homme qu’ils soupçonnèrent être un des trois voyageurs partis la veille. C’était, en effet, le notaire Cormier luttant contre la mort. Ils volent à lui, et le trouvent couvert de boue glacée, les membres raides, et donnant à peine quelques signes de vie.

Ne pouvant seuls le transporter aux maisons, l’un d’eux court au village de Stanfold, où l’on avait quelque pressentiment de ce qui était arrivé pendant la nuit. L’alarme fut aussitôt donnée : tout le monde accourt avec empressement, et plus de quinze hommes entrent dans la forêt, d’où bientôt on les voit sortir, portant le notaire sur un brancard.

 

Cormier fut sauvé. On trouva Pepin et Bélanger, morts au pied de l’arbre où ils s’étaient arrêtés. Ils furent mis en terre dans le cimetière de Somerset [Plessisville].

Source de ce texte : un récit de Charles Trudelle publié par L’Écho des Bois-Francs du 23 novembre 1895.

Et Trudelle d’ajouter : «Un souvenir, une prière, le 24 novembre, pour ceux qu’on a appelés à juste titre les martyrs des Bois Francs».

L’illustration de la savane de terre noire de Manseau, une photographie de A. Mailloux prise en 1944, provient de Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Québec, Fonds du ministère de la Culture et des Communications, Office du film du Québec, Documents iconographiques, Cote : E6, S7, SS1, P20721.

Il y aurait une bien longue histoire à écrire sur la colonisation des diverses régions du Québec.

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