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L’aventure de la Punaise

Hier, nous quittions le quai de Trois-Rivières pour gagner celui de la rivière Godefroy sur l’autre rive du Saint-Laurent. Un étudiant était fort heureux de pouvoir se payer la traversée pour six sous dans la Punaise, un esquif. Et le capitaine, comme on l’a vu dans l’article d’hier, vient de prévenir la dizaine de passagers de ne pas bouger. Cap donc sur la rive sud. Poursuivons le récit paru dans Le Trifluvien le 23 juillet 1890.

Une commère s’était levée de son siège pour aller prendre quelque chose dans son panier de l’autre côté du vapeur. Ce mouvement dérangea l’équilibre de la Punaise, ses aubes se mirent à battre l’air à tribord, pendant que ses roues de bâbord se noyaient jusqu’à l’essieu. Le capitaine lâcha un juron formidable et demanda à la femme si elle voulait faire périr tout le monde à bord.

Le capitaine de la Punaise était un homme très complaisant pour ses voyageurs.

Nous étions à une couple d’arpents du rivage, lorsque la brise, qui était un peu forte, emporta le vieux chapeau de paille d’un des passagers. De nos jours, dans une pareille circonstance, un voyageur aurait fait son deuil du couvre-chef, mais dans le bon vieux temps il en était autrement. Le capitaine cria à l’ingénieur d’arrêter la machine. La Punaise recula jusqu’à ce qu’elle fût à proximité du chapeau, alors le matelot le repêcha avec sa gaffe et le donna à son propriétaire.

La Punaise reprit sa route vers le sud et lorsqu’elle fut rendue au milieu du fleuve elle faillit périr dans une tempête. Il ne fallait pas qu’Eole déchainât le plus fort des ouragans du Nord pour trouver les flots du Saint-Laurent au point de les rendre dangereux pour le petit navire.

Cette fois, le vent ne s’en était pas mêlé. Les vagues avaient  été soulevées par le passage de l’Alliance, le plus grand remorqueur du temps, l’Alliance avec ses quatre gros tuyaux et ses deux balanciers. Nous étions une dizaine de passagers à bord de la Punaise. Lorsque la houle causée par les roues puissantes du remorqueur eut imprimé à notre frêle embarcation un sérieux mouvement de roulis et de tangage, la terreur se peignit sur toutes les figures. Il n’y avait à bord ni canot ni ceintures de sauvetage. Il nous semblait que le St-Laurent était pour engouffrer la Punaise corps et biens.

Le capitaine eut beau nous rassurer par des paroles d’encouragement, pendant qu’il virait la barre de manière à éviter les vagues sur le flanc, nous crûmes que notre dernière heure était arrivée. Les femmes poussaient des cris de désespoir et recommandait leur âme à Dieu; moi, je disais mon acte de contrition. Après avoir été balancée pendant cinq ou six minutes par la houle, la Punaise entra dans des eaux clames. Une demi-heure plus tard, nous étions à une vingtaine de pieds du petit quai de la rivière Godefroi, une couple de madriers posés sur des «pattes», lorsqu’il y eut un nouvel anicroche. La Punaise venait de s’échouer.

Le capitaine et son matelot, armés chacun d’une gaffe, firent des efforts héroïques pour nous remettre à flot. Peine inutile. Il a fallu que quatre hommes ôtassent leurs bottes et se missent à l’eau jusqu’à mi genoux pour pousser le «steamboat».

On procéda ensuite à décharger le fret composé d’une trentaine de boîtes vides de bluets, de cinq ou six cruches et d’une douzaine de paniers.

En mettant le pied sur le quai de la Rivière Godefroi, vous pouvez croire que je poussai un profond soupir de satisfaction. Mon retour à bord de la Punaise s’opéra sans accident, mais en arrivant je jurai que je ne ferais plus d’excursions sur des petits «steamboats apprivoisés».

Ajoutons que le propriétaire de la Punaise était un nommé Leblanc et que ce bateau fit la traversée entre les Trois-Rivières et la Rivière Godefroy pendant environ 7 ans. La principale source de revenus de la Punaise était le touage des canots des cultivateurs qui venaient au marché des Trois-Rivières.

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