«La vie derrière les pierres»
La ville de Québec a fêté ses 400 ans en 2008. Et le Vieux-Québec, inscrit par l’UNESCO sur la liste du patrimoine de l’humanité en 1985, a conservé un charme ancien à travers ses vieilles rues, son habitat et ses fortifications. Beaucoup de touristes viennent donc visiter la ville.
Par ailleurs, samedi dernier, le Comité des citoyens du Vieux-Québec organisait une fête publique dans le Parc Montmorency, en bordure du fleuve Saint-Laurent, tout en haut de la côte de la Montagne. Pour la circonstance, le comité avait invité les résidants à rédiger une lettre d’amour. «Racontez-lui la passion qui vous anime, chantez ses louanges, célébrez ses attributs.» L’auteur de la plus belle missive se mériterait un certificat-cadeau de 100$ à la librairie Pantoute.
Le jury fut unanime. Madame Sonia Plourde a proposé la plus belle lettre d’amour, qu’elle intitule La vie derrière les pierres. À la fête, madame Plourde est venue lire sa lettre. Nous lui avons demandé la permission de la reproduire ici.
J’habite le Vieux-Québec depuis quatre ans et demi. Un grand logement sur une rue tranquille, où je croise parfois des calèches et souvent des touristes perdus le nez collé à leur carte. J’ai choisi, avec mon homme, une vie de famille dans ce quartier internationalement visité, alors que d’autres pleurent contre le manque de stationnement et pestent contre l’étroitesse des rues juste à me visiter. Pourquoi?
Pourquoi j’ai choisi de faire résonner les rires de mes deux enfants dans ces rues bordées de pierres centenaires? Au début, je croyais que c’était égoïstement pour profiter jour et nuit d’un des plus beaux lieux d’Amérique du Nord, pour me l’approprier. Par orgueil, comme on s’entoure de beaux objets, comme on parade notre quotidien trop beau pour être vrai sur Facebook. Avec les années, je me rends compte qu’il y a plus que ça.
J’habite le Vieux-Québec parce qu’il a besoin d’être habité. Le Vieux-Québec n’est pas un décor: il est vivant, il a un coeur qui palpite sous ses parcs secrets et moins secrets, derrière ses cours et ses ruelles. Le Vieux-Québec a besoin de ses habitants comme ses habitants ont besoin de lui: sans eux, il perdrait de sa saveur, et c’est pourquoi y faire résonner les rires de mes enfants mais aussi tous les petits bruits qui font la musique tantôt discordante, tantôt harmonieuse de la vraie vie, est primordial. À chaque fois que je souris poliment à un touriste occupé à écouter le monologue d’un guide juste devant ma porte afin qu’il me laisse passer, à chaque fois que mes talons claquent sur le pavé des trottoirs quand je reviens du dépanneur avec mon litre de lait, à chaque fois que j’invective sans vergogne un chauffard, je participe à faire battre le cœur de mon quartier, à faire revivre un temps que je n’espère pas perdu. Parce que oui, contrairement à ce qu’on pourrait croire, on a le droit, et même le devoir, de leur crier après, de les klaxonner ces impolis: lorsque je montre les dents, je défends mon territoire. Je prouve qu’il y a de la vie derrière les portes colorées du Vieux-Québec.
Le Vieux-Québec n’a pas besoin d’être toujours rose, tout en courbettes et en thank you. Il a besoin d’être vivant. Les gens qui y passent y cherchent une ambiance qu’ils ne pourront pas trouver si on n’y retrouve que des entreprises dédiées au touriste et plus rien le soir, une fois les commerces fermés. Ces pierres grises n’ont pas vu que des ballades souriantes en calèche: elles ont vibré de la vie et de la mort de milliers de gens qui l’ont habité sans savoir qu’ils se taillaient un petit bout d’histoire, anonyme ou non. Le visiteur sent cette vibration, cette authenticité. Elle parle un langage universel.
Je sourirai toujours, cachée derrière les volets, lorsque les passants saluent mon chat perché sur le bord de la fenêtre. Je garderai secrets mes coins favoris: quelques chanceux pourront bénéficier de mes conseils au creux de l’oreille, et plusieurs touristes trouveront ce qu’ils cherchent grâce à mon dévouement volontaire. À la fois partagé et jalousement gardé, le Vieux-Québec est le décor de ma vie. Mes enfants pourront dire, un jour, à leurs enfants: «moi j’ai habité dans une maison de pierre, à côté d’un château». Qui peut en dire autant? Les souvenirs ne sont pas uniquement dans les boutiques, ne sont pas nécessairement faits en Chine et ne sont pas réservés aux touristes.