Ruse et bien grande naïveté
L’âne n’a jamais été un animal très présent au Québec, sinon parmi les personnages de la crèche. J’ignore pourquoi. Une personne ou deux m’ont déjà affirmé qu’il aurait mal supporté les hivers québécois. Mais je ne saurais dire. Aussi, le récit suivant, publié dans l’hebdomadaire maskoutain La Tribune, du 11 septembre 1891, nous est probablement parvenu d’Europe.
On raconte qu’un individu distrait et naïf marchait tenant à la main la longe de son âne qu’il menait derrière lui. Deux voleurs le virent. L’un d’eux dit à l‘autre :
— Je me charge d’enlever l’âne de cet homme.
— Comment feras-tu, demande son compagnon.
— Suis-moi, dit le premier, je te le ferai voir.
Il suivit son camarade. Celui-ci s’approcha de l’âne, qu’il détacha et donna à son compère; puis, se passant le licou autour de la tête, il se laissa remorquer par l’homme jusqu’à ce qu’il fût certain que son compagnon avait mis l’âne en sûreté. Alors il s’arrêta tout à coup; le bonhomme tirait toujours, mais la bête rétive ne marchait plus; le quidam se retourna, et vit avec stupéfaction la longe entourant une tête humaine.
— Qu’es-tu donc ? demanda-t-il.
— Je suis votre âne, répondit le voleur. Mon histoire est bien surprenante. J’ai une mère âgée et dévote; je vins à elle un jour en état d’ivresse. «Mon fils, me dit-elle, fais pénitence et corrige-toi de cette désobéissance aux préceptes de Dieu.» J’osai prendre un bâton et l’en frapper. Elle appela sur moi la justice divine; le Très-Haut me changea en âne et me fit tomber entre vos mains. Je suis resté chez vous depuis ma métamorphose. Aujourd’hui, ma mère s’est souvenue de moi; Dieu a fait entrer la compassion dans mon cœur, elle l’a invoqué, et il m’a rétabli sous la forme humaine, comme j’étais auparavant.
— Grand Dieu tout-puissant et sublime ! s’écrie l’homme ébahi. Je vous supplie, mon frère, de me pardonner de vous avoir pris pour monture et de vous avoir soumis à d’autres humiliantes corvées.
Cela dit, il lui accorda généreusement la liberté, dont le voleur profita.
L’homme au baudet revint à sa demeure, tout étourdi de l’aventure.
— Que t’est-il arrivé lui demanda sa femme, et où donc est ton âne ?
— Tu ne connais pas l’histoire ! répondit-il; je vais te la raconter.
— Malheureux que nous sommes, dit la femme, nous avons pendant tout ce temps fait travailler un homme comme une bête.
Et elle se mit à marmotter toutes les formules propres à attirer le pardon de Dieu sur ce crime involontaire.
Le brave homme, qui ne pouvait revenir de son étonnement, resta philosophiquement chez lui pendant longtemps sans rien faire. Sa femme, le voyant oisif, finit par lui dire :
Jusques à quand resteras-tu ainsi ? Va-t-en au marché, et achète-nous un âne avec lequel tu continueras ton labeur.
L’homme, en effet, se rend au marché, et s’arrête auprès des ânes à vendre. Tout à coup, il aperçoit son baudet, exposé aux offres des acheteurs. Il approche alors sa bouche de l’oreille de la bête, et dit gravement :
Misérable ! tu t’es probablement de nouveau livré à l’ivrognerie, et tu as encore frappé ta mère,. Va, je jure Dieu que je ne t’achèterai jamais.
Cela dit, il s’en alla rempli d’une vertueuse indignation.
Mon âme a les oreilles ébréchées. On ne peut pas empêcher un enfant de jouer avec les personnages de la crèche.