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Folie !

Âme sensible, vraiment s’abstenir. Voilà trois jours que je me demande si je peux vous soumettre ce texte. Et, finalement, j’ose. Contribution à l’histoire de la folie au Québec. Très franchement, je vous propose un moment difficile. Celle qui signe ses chroniques Colette [Édouardine Lesage] dans L’Album universel est allée visiter l’asile de la Longue-Pointe sur l’île de Montréal. Ces lieux sont aujourd’hui appelés hôpitaux psychiatriques.

Colette en est sortie absolument bouleversée et publie ce papier le 1er juillet 1905 sous le titre «Folie !».

Pendant que nos pas longuement résonnaient dans les couloirs immenses de Saint-Jean de Dieu, que la voix de la petite religieuse, notre cicérone, disait : «Laissez-moi maintenant vous montrer les cuisines, puis les réfectoires, puis la buanderie…», ma pensée s’efforçait en vain de n’être point rebelle.

Tout le temps, moi, je songeais  à ces multiples intelligences en qui soudain la nuit s’était faite — nuit avec ou sans rêves, mais toujours impénétrable. Je songeais à ce pauvre petit [Émile] Nelligan dont l’aurore avait eu tant de promesses et qui rêvait maintenant à ses intraduisibles songes en l’une de ces étroites chambres dont les fenêtres ont des grilles.

Puis, me revenait aussi l’image de cette belle jeune femme aperçue tantôt et dont les yeux, si tristement, nous avaient suivies. Regard angoissé de démente, semblant chercher en des efforts infinis à rallumer, par delà les prunelles, la flamme maintenant éteinte qui donnait à l’esprit sa vie !

Plus loin, nous avions rencontré une mère dont la fille unique était morte dans des circonstances que la bonne religieuse n’osa tout à fait nous faire connaître, mais que nous devinâmes affreuses.

«C’est elle, ma fille», faisait-elle, en saisissant par la main l’une de mes compagnes. «Non, c’est celle-ci», continuait-elle en s’approchant d’une autre. Et ainsi de chacune de nous jusqu’à ce que, déçue encore et pour la centième fois peut-être, elle se détourna, ne voulant plus nous regarder, irritée de n’avoir pu trouver parmi nous l’enfant recherché. Une autre, dont la raison a sombré à la suite d’un incendie dans lequel elle a vu périr ses deux seuls fils, m’a raconté cette scène, les yeux secs et en me tenant le bras comme si elle eut craint que je ne veuille pas l’écouter jusqu’au bout. À de certains moments, je sentais ses doigts rigides m’entrer dans la chair avec une telle force que j’aurais crié de douleur.

Plus loin encore, c’est un homme dans la force de l’âge, dont la folie a été amenée par la perte de sa fortune. Il nous a dit comment la chose était arrivée, et il pleurait tellement à son propre récit que nous nous sentions prêtes à pleurer aussi. Et que d’autres…… […]

Et pendant que le tramway nous ramenait vers la grande ville aux bruits multiples, où se manifeste partout l’humaine intelligence, je songeais à ce monde étrange des fous, monde de douloureuse ou paisible inconscience où les souvenirs sont le présent, où le présent est le rêve et où l’avenir n’existe pas.

Je revoyais tous ces yeux aux flammes fugitives et inquiétantes qui nous avaient au passage suivies sans nous voir peut-être; s’évoquaient toutes ces âmes bizarres et je songeais :

Ne sont-ils pas les heureux ?…

 

La gravure parue dans L’Opinion publique du 20 août 1874 se trouve sur le site de bibliothèque et Archives nationales du Québec, sous le descripteur «Longue-Pointe (Montréal, Québec)».

4 commentaires Publier un commentaire
  1. Jean Provencher #

    Il est à peine neuf heures ce matin. Déjà 52 personnes ont lu ce texte. Vous me réjouissez. Il faut pouvoir parler de la «folie».

    15 juillet 2013
  2. Marielle J #

    C’est très touchant et que dire de tout ce qu’ on lit entre les lignes…

    15 juillet 2013
  3. Jean Provencher #

    Absolument, absolument !

    15 juillet 2013

Trackbacks & Pingbacks

  1. Immense incendie à l’asile de Longue-Pointe, à Montréal | Les Quatre Saisons

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