Ah, le rêve !
Qu’en sait-on au juste ? Depuis que le monde est monde qu’il nous est mystérieux. Et rêvez-vous, vous ? Apparence que tous rêvent, même si certains disent ne souvenir de rien à leur réveil.
L’Album universel du 18 juillet 1903 propose un article long, non signé, sur les rêves. Le rédacteur tient d’abord à distinguer le rêve et le songe, qui tous deux se produisent durant «la période du sommeil absolu, mais chacun avec une intensité spéciale et un développement particulier».
Le rêve tiendrait de tentatives d’agencement de morceaux, de débris de notre vécu à l’état d’éveil. C’est sans doute ce qu’il faut comprendre de son texte lorsqu’il écrit : «Nous avons dit que, tandis que le corps repose, inerte et presque insensible, le cerveau continue à travailler. Les débris de sensations, les souvenirs récents ou anciens, les vagues perceptions qui nous arrivent, servent d’aliment à cette activité du cerveau, de ces lambeaux du monde extérieur. De ces morceaux de réalité sans suite ni unité, sans précision, le cerveau s’empare. Il les retourne, il les déforme, il les transforme même complètement, et ce qui, tout à l’heure, quand nous nous endormions à peine, n’aurait été qu’un cauchemar vite interrompu, devient maintenant que nous dormons tout à fait une suite d’événements invraisemblables et absurdes, le plus souvent. C’est là le rêve.»
Et alors, qu’en est-il du songe ?
Le songe est encore plus inexplicable. Alors que le rêve semble avoir un point de départ dans une sensation incomplètement reçue, au milieu du sommeil, le songe, lui, se déroule en nous, sans que nous puissions établir un rapport entre sa naissance et une sensation quelconque.
La seule explication qu’on ait cherché à en donner, c’est que le sujet d’un songe se rapporte en général à une préoccupation intime du reste, chacun de nous peut en faire personnellement l’expérience. Lorsque, dans la journée, il s’est produit un petit fait qui avait son importance pour nous, presque toujours ce fait donne lieu à un songe. Le souvenir de ce fait, amoindri par les événements courants de notre vie journalière, s’était logé dans un coin du cerveau, et, la nuit suivante, quand notre organisme repose, ce souvenir se réveille, s’agrandit, prend des proportions énormes et nous entraîne à sa suite, dans des divagations involontaires que nous nous rappelons vaguement, le lendemain matin. […]
Il est donc certain, sans pousser plus loin ces considérations, que les manifestations de l’activité du cerveau pendant la nuit — rêves ou songes — n’a rien de surnaturel, ni d’extraordinaire. Ce sont, pour les rêves, les derniers tours d’une machine lancée à toute vitesse, quand son foyer est couvert pour la nuit; et, pour les songes, le réveil subit d’une flammèche dans un feu qui couve. […] Les gens qui réfléchissent s’en tiennent donc là : ils constatent les rêves et s’étonnent de leur bizarrerie, sans chercher aucun rapport entre ces phénomènes physiques et le mystère de notre destinée. […]
Les rêves ont toujours étonné, et comme il est probable que, malgré les progrès de la science, l’être humain sentira longtemps encore le besoin irrésistible du sommeil, les rêves continueront de surprendre. Ils continueront aussi à séduire l’esprit humain, pour qui la chimère et les vaines imaginations seront toujours un besoin et même un repos. Aucun de ceux qui prennent plaisir à s’illusionner ne se rappelleront les silhouettes des deux augures de la Vieille Rome, bedonnants respectés, qui se tiennent le ventre, en riant de la naïveté de ceux à qui ils viennent d’expliquer le sens des oracles et des songes ! […]
Pascal a, semble-t-il, donné la vraie conclusion à tout ce qu’on pourra dire et écrire au sujet des rêves, au point de vue philosophique : «Si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est artisan.»