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En voiture ! On gagne le marché Bonsecours !

J’aime beaucoup les récits de la vie quotidienne des temps anciens. Il m’arrive de penser aujourd’hui que, sans le savoir, il y a 35 ans,  en m’attaquant à mes Quatre Saisons dans la vallée du Saint-Laurent, je reprenais la plume de ces femmes, de ces hommes qui ont aimé s’arrêter à décrire leur quotidien. Bien sûr dans mon cas, comme historien, et non comme spectateur de mon quotidien.

Et de me promener depuis un moment déjà dans les villes et dans les campagnes, pour des rencontres comme celle d’avant-hier à Lévis, c’est de prolonger mon propre bonheur. J’adore.

Aujourd’hui, une nouvelle parmi ces auteures. Je n’en ai pas parlé à ce jour. Éva Circé-Côté (1871-1949). Née à Montréal, elle étudie chez les sœurs de Sainte-Anne et se lance dans le journalisme en 1901. Avec Hector Garneau, petit-fils de l’historien François-Xavier Garneau, elle fonde en 1903 la Bibliothèque municipale de la Ville de Montréal où elle sera bibliothécaire jusqu’en 1932. En 1903, sous le pseudonyme de Colombine, Éva publie Bleu, Blanc, Rouge, un recueil d’une partie de ses chroniques auxquelles s’ajoutent des poèmes et des contes.

Voici ce qu’en dit le Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord (Montréal, Éditions Fides, 1989), de Réginald Hamel, John Hare et Paul Wyczynski : C’est le fruit de ses enthousiasmes, de ses observations sur le «  théâtre de la rue », et de ses remarques de moraliste. Il s’y manifeste un ardent patriotisme, une bonté profonde envers les petits, une forte prise de position en faveur du rôle de la femme dans la société et les lettres, tout cela, malgré une émotion trop facilement emportée, est exprimé avec une magnifique franchise, souvent avec finesse, dans une langue très pure.

Extrait de cet ouvrage de Circé-Côté, sa chronique Sur le vif. Le marché Bonsecours.

 

La cité, voilée d’une ombre douce, sommeille encore, rêveuse et mélancolique. Au-dessus du fleuve s’étend un ciel grisâtre, sans transparence, où pâlissent les dernières étoiles. C’est l’aurore d’un vendredi, grand jour de marché. On entend un bruit de marée envahissante et comme le grondement lointain de la foudre. De temps à autre, une grosse lanterne perce l’opacité du brouillard, comme les cent yeux sanglants d’un monstre, grouillant sur le sol noirâtre, dragon immense qui se mord la queue, soufflant, haletant, dégageant une chaude haleine d’étable. Des cris gutturaux, des jurons énergiques, mêlent leur sauvage harmonie aux soupirs du fleuve qui s’éveille. Un remorqueur emplit l’air de sa turbulente faconde : Pif ! . . paf ! paf ! . . . Quel jacasse, il traîne à sa suite un gros navire estropié. On dirait un agent de police ramenant par l’oreille un pochard attardé. Ces airs de factotum ! Voyez-vous ça  » Laissez passer bibi le Napoléon des eaux, semble-t-il dire. Pas besoin d’être énorme pour avoir de la valeur !  »

Une bande lumineuse au-dessus des montagnes de Belœil, la nue se débarrasse de sa tunique de vapeur, le Saint-Laurent rejette dédaigneusement son imperméable brumeux, et la vaste coupole des halles projette une sombre silhouette sur le ciel gris. Le soleil tout rouge monte du bord de l’horizon; il mire dans l’onde sa tête échevelée. . . . Sans doute il s’est trouvé beau, car il sourit. C’est le signal de l’effervescence !

— Harrié don !… Hue ! Dia ! Wo !… Les chevaux se cabrent, les pouliches hennissent, les voitures s’accrochent, les femmes poussent des cris de frayeur, les pigeons roucoulent, les coqs jettent leur dernier ko-cori-ko, les poules pondent leur dernier œuf…

Les estaminets font leur toilette; l’eau coule sur les trottoirs, pour les purifier; les glaces étincellent, les liqueurs des bouteilles ont des reflets de topaze et d’émeraude fondues. Le vendeur d’alcool a sur sa face glabre l’air radieux en pensant aux bonnes recettes à prélever, sur les naïfs habitants qui viendront dépenser en une heure, le travail d’une saison, ce pauvre argent si péniblement gagné par la femme et les enfants.

Les lourdes charrettes enfin sont enlignées. De jeunes campagnardes, coiffées de grands chapeaux émergent d’un lit de laitues et de radis, à croire vraie la légende accréditée que les petites filles naissent sous les feuilles de chou ou dans le cœur des roses. Les pauvrettes un instant demeurent éblouies; elles frottent leurs yeux bouffis et sautent lestement par terre.

Les mères trônent déjà, assises sur des petits bancs ou sur des tinettes renversées, au milieu des gerbes de rhubarbe empanachée, des bottes d’oignons, des pots de fleurs, des bouquets de persil et de ciboule. À voir les plantureuses villageoises, les poings sur les hanches, les joues savonnées, la jupe de droguet balonnée, le tablier barré bleu et blanc, avec le mouchoir rouge et la tabatière, il semble qu’elles aient poussé avec tous ces légumes amoncelés à leurs pieds.

La femme est reine sur le marché. Le mari a abdiqué ses droits. Assis à la turque, sur le derrière de sa charrette tout en fumant sa pipe, il suit les évolutions de la vendeuse. Le rusé matois, il rit dans sa barbe, quand la fermière a réussi à retaper ces gens de la ville !

Les acheteurs se bousculent, s’écrasent, piaillent, s’arrêtent à chaque étalage, gouttent au beurre frais, soupèsent les volailles, mirent les œufs, flairent la saucisse.

 — Combien le boudin ?
 
— Deux sous le bout.
 
— C’est vingt sous pour 12 bouts.
 
— Non, vingt-quatre sous.
 
— Allons la mère, vingt sous vous paieraient.
 
— Vingt-quatre sous, pas une coppe de moins.
 
— Vingt-et-un, amenez vite ! les femmes gagnent toujours.
 
— Pas moyen ! c’est vingt-quatre sous. Pensez donc, les épices, le lard, la bonne crème que je mets dedans, car c’est pas du boudin commun, allez !
 
— Mon dernier mot : prenez-vous vingt-trois sous ?… Non ? — Allons, comme le marché tire à sa fin, il va vous rester sur les bras, pour engraisser votre terre. L’acheteur feint de s’en aller. La marchande lui court après.
 
— Amenez vos vingt-trois sous — grand braillard — j’y perds, mais c’est pour vous encourager à revenir.
 
— C’est y de la bonne monnaie, regarde donc Todore. Il est bien payé, souffle-t elle à son mari, le malheureux boudin commençait à sentir.
 
Todore, lâche donc ta pipe un peu, regarde-moi cet escogriffe qui s’en vient, c’est un goutteux. Il fait le tour du marché, prend une croquette ici, une bouchée là. Et sa vie est faite, à cet oiseau !
 
— Une jeune mariée, quelle veine ! Je vais lui passer ma poule qui a une tache bleue sous l’aile.
 
— Ma belle dame par icite ! Faites donc un bon petit bouillon à votre mari. Voyez la jolie poulette, ça a les yeux clair, c’est gras, c’est tendre comme de la rosée…. Vous m’en direz des nouvelles….

Et la poulette prestement enveloppée dans une vieille  » Presse  » est couchée dans le mignon panier, à côté d’un pied de laitue, d’un pain de sucre du pays, d’un bouquet de persil.

La petite dame s’en retourne en faisant dandiner sa tournure avec importance.

La cohue des acheteurs s’éclaircit, des groupes se forment, on cause bruyamment de la politique, de l’apparence des récoltes, en mangeant des mains à la melasse, arrosées de petite bière d’épinette. Ces braves gens sont pessimistes. Trop de pluie ! Le foin a belle apparence, mais le blé sera rouillé, le sarrasin ne rendra guère ! Les vers mangent les choux !….

— Laurier, c’est le coq des Canadiens, c’est lui qui va régler l’affaire des Boers. Le roi ne peut pas s’en passer, il va lui faire bâtir un château à côté du sien; les petits Laurier joueront à la tague avec les bambins royaux, etc…

Le flot tumultueux a changé de direction, il envahit la place Jacques-Cartier. Comme toutes ces bonnes gens s’en retournent heureux, les bras chargés de victuailles, de légumes, de fleurs et de verdure ! On dirait une procession jubilaire en l’honneur de notre sainte mère Nature.

Les habitants remontent joyeux dans leurs voitures allégées, le fouet claque dans l’air, les éclats de rire des femmes s’égrennent par hoquets, coupés par le cahin-caha des charrettes….

Sur la place du marché, il ne reste plus que quelques gamins déguenillés glanant par ci par-là un fruit écrasé, une fleur fanée, etc. Pauvres débris du grand festin, qui peut-être iront porter la joie du renouveau dans quelque taudis, où l’on ne voit de verdure que la moisissure des caves et des gouttières ! ….

Faites donc comme le patriarche Booz des temps bibliques, oubliez volontairement quelques gerbes, pour le pauvret affamé qui n’ose tendre la main.

 

Cette photographie d’Ève Circé-Côté fut prise par J. A. Dumas le 31 octobre 1901. Elle provient de Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Québec, Collection Centre d’archives de Québec, Documents iconographiques, cote P1000, S4, D1, P47.

La page couverture du livre provient du site de la Bibliothèque indépendantiste.

4 commentaires Publier un commentaire
  1. Sylvie Pontbriand #

    Oh! Que vous me faîtes plaisir ce matin: la vie quotidiennes des femmes. Un instantanné d’un jour passé. Je ne connaissais pas cette Colombine. Merci pour cette belle découverte. Je suis à documenter le quotidien de mes ancêtres maternelles . Une grande passion , au delà des actes notariés comme traces d’histoires, il ya des traces qui continuent à vivre :j’ai transmis à ma fille la recette de ragout de sa grand-mère !

    3 juillet 2012
  2. Jean Provencher #

    Merci, chère Vous. Et tenez bien dans vos recherches. C’est une merveilleuse idée aussi la transmission à votre fille. Tant que nous ne l’avons pas essayé, nous ne pouvons savoir, mais nos enfants sont très sensibles, dans notre monde si changeant, à la transmission. Ils s’étonnent soudain, et souvent s’émerveillent de savoir d’où ils viennent.

    3 juillet 2012

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