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Le marché de Pâques, tant attendu

Voilà longtemps que je vous ai parlé de Colombine. La dernière fois, le 25 juillet, elle nous amenait passer une journée d’été à l’île Sainte-Hélène. Trois semaines auparavant, nous visitions avec elle le marché Bonsecours, à Montréal.

Colombine, c’est Éva Circé-Côté (1871-1949), la fondatrice de la Bibliothèque municipale de Montréal en 1903. La même année, elle publie Bleu, Blanc, Rouge, un recueil de textes qui s’attache au «théâtre de la rue». Extrait de cet ouvrage, son texte Alleluia.

 

ALLELUIA

O durée éphémère des royautés ! Le hareng saur et la morue sont détrônés par le Bœuf gras ! Les étaux des bouchers ressemblent à des châsses : des guirlandes de fleurs en papier, des plantes et de la verdurette décorent les murs et les vitrines. On dirait une réminiscence des fêtes antiques en l’honneur du Bœuf Apis. L’agneau pascal, de droit, devrait être élevé sur le pavois. Mais il ravit peu de suffrages, sa chair rosée aux tendresses de bouton est trop mièvre ! Enveloppée d’une coiffe de graisse, blanche comme une béguine, sa délicatesse mystique tente peu les lèvres rouges des gourmands. C’est le bon boudin, c’est le gourgane, c’est le lard, c’est le jambonneau qu’il faut à tous ces affamés après une si longue abstinence ! Les beurres fondent leur gamme d’or, en même temps que la symphonie des fromages chante les splendeurs vernales, dirait un chroniqueur décadent.

Dans l’alignement des cages de volailles d’où la paille déborde, des poules avec des cocoricos sonores pondent de jolis cocos pour les bébés bien sages, avec un sans gêne ! comme si elles disaient : Bonjour… Et le garçon en grand tablier blanc, la bouche en cœur, la voix onctueuse, le teint rose comme la couenne des petits cochons de lait qui dorment leur doux sommeil d’innocence dans un lit de jeunes laitues, de frêles rhubarbes et de microscopiques radis, demande d’un air engageant…

Que vous faut-il encore, Madame ?

Tout en agaçant le menton du bébé pour se rendre aimable, il repousse du pied le chien qui saute dans ses jambes, pris lui aussi par cette gaîté flottant dans l’air !…

Les grandes mannes pleines de beaux œufs transparents se vident à vue d’œil pour la traditionnelle omelette de Pâques, l’omelette qui rissole dans la graisse avec de petits cris d’oiseaux gazouillants. La carafe et la pipe, mises en pénitence pendant quarante jours, reviennent en honneur. Ah ! Dieu sait que de joyeuses fumées vont monter en spirale des maisons en fête tandis que les cloches enrhumées par leur escapade dans les nuages, chantent sur tous les tons : Alleluia !…

Rien de nouveau sous le soleil, dirait le sage Salomon.

C’est encore et toujours la fête de la vie que nous célébrons à Pâques ! Le triomphe de la lumière sur l’ombre, dans l’ordre moral et physique. La sève monte sous l’écorce tendre des arbres et gonfle les rameaux. Une brise molle bat de l’aile sur notre front, chassant les pâleurs, les soucis et les chagrins. Les vieux quittent le coin de l’âtre, las de suivre les châteaux capricieux de la cendre braséante. La pipe éteinte au bec, ils suivent de leurs pauvres yeux clignotants la valse tournoyante de l’hirondelle. L’aïeule suspend l’ardeur de son tricot avec un vague sourire sur les lèvres décolorées. Tous, dans un souffle large, les membres engourdis, assistent à la résurrection de la nature et se plongent avec volupté dans un bain de lumière et d’air pur.

Sur le seuil des portes, les commères s’attardent en des confidences interminables, où se mêlent les cris des fillettes qui sautent à la corde, les frisures au vent. Les garçonnets jouent au moine et aux billes, se chamaillent, se talochent et se bousculent. Un bambin, une tartine à la main, se fait culbuter par un gros chien qui happe la tartine et se sauve.

Les chats, paresseusement étendus au soleil, sur le trottoir, ronronnent avec conviction, et les coqs chantent, et le chiffonnier file sa traînante mélopée : Guenilles, bouteilles à vendre !…

Là-haut, dans la chambre vide, ouvrant sur la ruelle où pourrissent les déchets de l’hiver, une pauvre malade a tressailli. Le souffle du renouveau vient de courir sur ses tempes. Un coin de ciel auréolé d’or tombe sur son lit par la crevasse du plafond.

Je me sens mieux, dit-elle, en mirant au soleil ses mains transparentes, et un flot de sang pourpre colore sa joue décharnée.

Pâques, c’est aussi le messager des amours ! Il n’y a pas que les buissons à fleurir. Les femmes ont arboré leurs chapeaux en paille claire, leurs robes voyantes. Leurs lèvres comme des bourgeons craquent et s’épanouissent au soleil : tels des coquelicots.

Dans l’orchestre mystérieux, bien qu’aucun maître ne donne l’attaque, tous entonnent avec un ensemble admirable l’opéra du printemps — Mais un chant plus doux domine les cuivres et les cordes, comme une mélodie où tremblent des larmes : l’amour.

L’aïeule, déposant un baiser sur le front de sa petite fille, le matin du jour de l’an, lui a soufflé à l’oreille :
Et je te souhaite un petit mari à Pâques !

Nous sommes à Pâques ! Anges du ciel, étendez vos ailes sur les amoureux, protégez-les ! Alleluia !

D’où vient que des notes discordantes sonnent dans le grand concert de la nature ? Des grincheux s’obstinent à bouder la bonne vie, à lui faire la lippe. Ils voudraient briser sur le sol la coupe d’ambroisie que l’Éternel mit en leur main, parce que le divin nectar s’est changé en fiel sur leurs lèvres. Mais si les femmes et les hommes trompent, l’amour, lui, ne trompe pas. Le soleil ne se fâche jamais, le ciel a toujours des fraîcheurs pour calmer les fièvres de l’âme.

Quand tout change pour toi la nature est la même
Et le même soleil se lève sur tes jours !
LAMARTINE

Toi-même, miséreux, sans asile, sans amour, quand viennent les beaux jours, que le palais des forêts verdit, que les nids poussent sur les branches, qu’il pleut des baisers et des caresses sur ton front libre et fier, que sur la table des gazons fleuris tu étales ton maigre dîner, c’est toi, le roi de la nature, toi, pour qui tout s’éveille et chante. Écoute germer la vie et pousser les graines; aspire à pleins poumons les parfums de la sève, n’envie pas l’air lourd des boudoirs capitonnés, où couvent les pensées malsaines, les dégoûts de l’existence, les projets de suicide et de tyrannie, sois content de ta royauté !

 

Colombine, Bleu, Blanc, Rouge. Poésies, Paysages, Causeries, Montréal, Déom Frères, Éditeurs, 1903, p. 334-337.

Merci, madame. J’aurais bien aimé être l’auteur de ce texte.

Cette gravure de Paul Caron d’un «débit de sucre» au marché Bonsecours, à Montréal, se trouve à l’adresse suivante : http://bibnum2.banq.qc.ca/bna/illustrations/accueil.htm, au descripteur «Marchés».

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