À la «cabane»
Le temps des sucres se profile. On y sera très bientôt. Il nous faudra y revenir. Déjà, il y a trois jours, La Patrie disait qu’il se faisait du sucre à Varennes depuis le 17 février. Bientôt donc, les érables devraient commencer à couler partout.
Pour ouvrir ce temps, rien de mieux, en avant-première, que ce texte de Fadette. Henriette Dessaules (1860-1946), née à Saint-Hyacinthe, fille du sénateur Georges-Casimir Dessaules et maire de cette ville pendant 25 ans, étudie chez les sœurs et obtient des diplômes en français, en anglais et en études musicales. La page que lui consacre le Centre d’histoire de Saint-Hyacinthe dit que cette journaliste et conteuse est parmi les jeunes filles bien nanties de l’époque, qui écrit dès le départ pour des périodiques et des journaux des articles traitant du progrès intellectuel des femmes, des jeunes filles, des travailleuses et de la littérature.
Aujourd’hui, elle est connue pour son Journal (1874-1880) publié à Montréal, chez HMH, en 1971. Mais, plutôt que dans cette œuvre d’adolescente, je préfère cette dame dans ses Lettres. Dès la fondation du journal Le Devoir en 1911, son cousin Henri Bourassa, qui admire son talent, lui confie la page féminine de son quotidien. Et commencent à paraître, à chaque semaine, jusqu’à quatre mois de son décès en 1946, les Lettres de Fadette.
J’aime Fadette pour son écriture tout à fait sentie lorsqu’elle échappe des lignes sur la nature, les saisons, les coutumes, le temps qu’il fait. Et il m’arrive de croire que, de cette façon, elle a influencé cette immense Germaine Guèvremont (1893-1968), d’une génération plus jeune, qui nous offrait en 1946 son chef-d’œuvre, Le Survenant, prix Sully-Olivier-de-Serres du gouvernement français et prix David du Québec en 1946.
Place à Fadette et à son texte «À la cabane», paru d’abord dans Le Devoir et publié dans la deuxième série de ses lettres en 1915.
À la « cabane »
Dès le petit printemps, une Fadette, aussi canadienne que votre amie, a la nostalgie du bois, de la «cabane», des allées et venues dans l’érablière, à la musique de l’eau d’érable tombant goutte à goutte dans les longues chaudières brillantes et vides.
Pendant quelques jours, elle a lutté contre ce désir d’aller «aux sucres», mais voilà qu’on en parle trop; les journaux même racontent que les érables coulent tant et plus, et que l’activité est grande dans les bois. Tous les matins, la gelée blanche, poudrant les toits et les gazons et fondant au soleil frisquet, lui raconte la même histoire, et, un beau jour, elle n’y tient plus, elle part… Hélas, elle en est déjà revenue !
C’est encore plus exquis que mon souvenir, plus charmant que mon rêve ! Croiriez-vous que j’ai trouvé le vrai printemps, sans dégel et sans boue, dans le bois encore tapissé des feuilles de l’automne dernier ? Un soupçon de vert anime les arbres nus; j’ai vu des pousses minuscules aux branches des sapins; le ruisseau, débarrassé de sa robe de glace, gonflé et bruyant, court comme un fou entre les rives brunes. Bien à l’abri, j’ai découvert de petites jonchées de mousse, d’un vert si tendre, si velouté, que j’aurais voulu les caresser pour les remercier de reverdir !
Et tout autour, c’est la vie qui frémit, ondoie, bruit en rumeurs subtiles, en frissons tièdes, en gazouillis d’oiseaux qui se répondent, et il me semble que je recouvre ma liberté et que moi aussi je recommence à vivre !
Le père Béchard nous attendait : de loin, nous avions vu la fumée, qui ornait d’un panache moëlleux la cabane, sur le seuil de laquelle il nous guettait en surveillant ses bouilloires.
La mère Béchard, sa fille, ses petits garçons accourent aussi nous souhaiter la bienvenue, et nous nous racontons toutes nos petites nouvelles de ces six mois.
Puis nous voilà à vagabonder comme de vrais sauvages, grisés par les parfum de la forêt, par les lointains transparents et le ciel si bleu, sur lequel les branches se découpent nettement comme dessinées à l’encre de Chine.
Je retourne près du ruisseau qui coule à pleins bords, charriant encore des morceaux de glace, et l’air y est frais, léger !
À la Cabane [soudain Fadette met une majuscule au mot, assurément sciemment], où nous sommes rappelés par une grosse cloche, le père Béchard retire son sirop, pendant que la vieille prépare des omelettes au lard, de la tire, de la «trempette», des crêpes dorées, et elle me gronde de n’être pas venue quand il y avait encore de la neige… je serai privée de «toques» ! Je la console en l’assurant que j’aime mieux manger du printemps !
Nous déjeunons dehors et nous dévorons comme des loups affamés par l’hiver.
Mais cela finit par finir, hélas ! Je me console de mon retour en vous racontant cette journée délicieuse, ce plongement de la rustique Fadette dans son élément où elle voudrait vivre toujours.
Nos excuses pour la qualité de la numérisation de l’image. À moins de «casser» la reliure de l’ouvrage qui regroupe trois séries des Lettres de Fadette, il ne nous était pas possible d’arriver à un meilleur résultat.
Merci Jean pour ce texte de Fadette, Henriette Dessaules, de St-Hyacinthe. Vous avez piqué ma curiosité de la découvrir un peu plus. J’irai certainement emprunté ses livres à la bibliothèque.
Ce matin le printemps s’en renfrogné sous l’édredon. Bonne journée tout de blanc vêtue !
À la bibliothèque, chère Nicole, vous allez facilement trouver son «Journal» publié en 1971 chez HMH. Mais je souhaite que ces Lettres soient aussi disponibles. Prévenez-nous si vous les trouvez. Cela voudra dire que votre bibliothèque est très sensible aussi aux écrits du passé, car je ne crois pas que ses Lettres aient été republiées récemment. Et, en passant, attrapez «Le Survenant» de notre chère Germaine, aujourd’hui disponible en poche. Une beauté. Une grande finesse d’écriture.
Un de mes bouquinistes n’a même jamais entendu le nom de Fadette. Et jamais, me dit-il, il n’a vu «passer» ces Lettres de Fadette.
Les cinq volumes des Lettres de Fadette ont été numérisés par la BANQ (Bibliothèque et Archives nationales du Québec) et sont disponibles gratuitement en ligne. Voici l’adresse pour la 2e série: http://bibnum2.banq.qc.ca/bna/numtexte/107294-2.pdf.
Remplacer le dernier 2 par 1 ou 3 ou 4 ou 5 donne accès aux autres séries.
Merci, cher Pierre.
Le texte «À la cabane» se trouve aux pages 44 à 46 dans cette seconde série.
Mon ami Pierre rajoute :
Jean, les deux premières séries ont été re-publiées récemment dans la Bibliothèque électronique du Québec, disponible aussi gratuitement: http://beq.ebooksgratuits.com/pdf/Dessaulles-Fadette1.pdf.
La première série inclut au début des repères biographiques accompagnés d’un témoignage de Pierre Dansereau sur Henriette Dessaules.
Si tu penses que ça vaut la peine d’ajouter cela au commentaire antérieur, vas-y!
Je comprends que ça vaut la peine, dénicheur.
Merci Pierre pour ces informations, je m’y précipite ! Merci aussi à vous Jean source de nos émois !