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Partir pour l’Arctique

Fils de capitaine de navire, Joseph-Elzéar Bernier (1852-1934), originaire de L’Islet, sur la Côte-du-Sud, développe, encore bien jeune, une passion pour l’Arctique canadien. Cette région inconnue, sauf de ses habitants, les Inuits.

En 1904, il achète un vaisseau trois-mâts allemand, mû aussi à la vapeur, le Gauss, qu’il rebaptise Artic, avec lequel il parcourra les eaux du Nord. Après un premier voyage en 1905, Bernier reprend la mer une seconde fois à la fin de juillet 1906. Comme l’année précédente, il a engagé un historiographe, Fabien Vanasse, qui notera tout ce qui se passe sur le bateau.

Le 2 août, avant de franchir le détroit de Belle Isle et sachant sans doute que les communications seront bien difficiles par la suite, en longeant les côtes du Labrador, Vanasse écrit à son ami François L. Désaulniers pour lui raconter le début du voyage. Deux semaines plus tard, le 17 août 1906, le journal La Presse, à la une, reproduit cette lettre de Vanasse, qui nous donne à imaginer le début d’un voyage dans le Grand Nord, voilà cent ans.

2 p. m.

Mon cher ami,

À bord, on écrit comme on peut; je suis sur la cabine de la roue, au grand vent, et sous le grand soleil d’un ciel tout bleu; je t’écris sur mes genoux car la mer est calme, le bateau solide. Je suis mieux ici que dans ma cabine où je serais obligé d’avoir la lumière et la chaleur de la lampe.

Jusqu‘à présent, notre navigation a été à souhait : bon vent pour la course, mer facile, du soleil tout le jour, et la lune durant la nuit. Notre voilure a été ouverte presque jour et nuit, depuis que nous avons laissé la Pointe au Père, le 30 juillet dernier, et nous filons 7, 8, et même 9 milles à l’heure. Ce n’est pas une course à l’épouvante, mais pour une longue route qui durera un mois et demi, c’est un bon petit train. De bonne heure, demain, l’Artic pourra renouveler connaissance avec les eaux profondes et calmes de la Baie des Châteaux [à proximité du détroit de Belle Isle], et s’y reposer en paix sur son ancre, pendant quelques heures. À Château, nous ferons l’échange des malles; nos pêcheurs feront un coup de filet à la morue, puis nous filerons vers le grand nord.

Jusqu’à présent, pas un seul d’entre nous n’a encore payé le tribut à la mer. Le golfe, si hargneux, de sa nature sauvage, s’est montré tout à fait gentil;, et très bon garçon pour l’Artic, qui descend ses 14 voiles toutes grandes ouvertes, et aussi d’aplomb sur le vaste flot du golfe, qu’une auto sur la route poudreuse des côtes. Cette fois, notre bateau porte avec orgueil sa grande voile. Elle est à sa place.

L’an dernier, notre commandant, le major Moody, plus militaire que marin, avait fait abattre la grande voile au grand désespoir du capitaine Bernier. Pour les navigateurs, la grande voile est l’âme du bâtiment; ils lui reconnaissent autant d’importance que le gouvernail lui-même; car, au besoin, elle peut le remplacer. Aussi, le capitaine Bernier ne put s’empêcher de pleurer, quand il vit ses hommes, à l’ordre du commandant, la rouler sur sa vergue, et la descendre sur le pont, comme un cadavre qu’on prépare pour la sépulture de la mer. […]

3 p. m.

Notre course se poursuit sans aucun incident. À vrai dire, ce beau temps nous ennuie, la vie à bord est devenue monotone. Un peu plus de vivacité dans la vague nous donnerait un peu plus de mouvement sur le pont, on aurait des émotions plus fortes, il y aurait des changements de scène, le temps passerait plus vite. Voilà ce que j’entends dire autour de moi. On n’est jamais content de ce qui nous arrive sur mer comme sur terre.

Nos hommes s’occupent à trimmer notre pont pour la mer. Les pièces de coton leur ont été très utiles pour ce travail nécessaire avant de prendre la haute mer. Ce n’est pas quand le bateau roulera dans la vague tourmentée et furieuse qu’il faudra songer à mettre de l’ordre sur le pont. Ce sera alors le temps de courir aux voiles, grimper dans les cordages, abattre ou monter les voiles, aux caprices du vent, et pour résister aux élancements de la mer.

Ces jours-ci, nos matelots ont préparé nos mets. Ce travail ennuyeux a été complété cet après-midi, et  en arrivant à Château, demain, nos pêcheurs iront jeter ces filets à la mer, et nul doute que la pêche sera miraculeuse. Il est 6 p. m. Je descends souper. […]

3 août. Vendredi, 8.30 p. m. Dans une heure, l’Artic sera sur son ancre dans la Baie des Châteaux. Nous avons fait près de 200 milles dans le cours de la nuit, sous une très forte brise du nord. Il n’y a pas, dans le Détroit, le moindre petit morceau d’iceberg, ni la plus légère vapeur de brouillard, le ciel est couvert, le vent nord est froid : nous pouvons dire qu’ici finit, pour nous, la chaleur du soleil. Notre thermomètre marquera très rarement plus de 40 degrés [F] de chaleur.

Nous suivons de très près la côte nord du détroit. Il n’y a aucune habitation en vue, la côte est dépouillée. Il y a un peu de mauvaise terre sur la pierre — pas la moindre broussaille. Nous ne serons ici au plus une demie heure, si le capitaine n’a pas d’ordre de rester plus longtemps. Il se peut faire qu’on ait des ordres d’attendre l’Aventure qui transporte le major Moody, et ses hommes, à Churchill, et qui a dû laisser Halifax, mardi de cette semaine. […]

Nous disons ici adieu à la civilisation. Nous n’aurons plus de nouvelles du pays de chez nous, avant notre retour, dans 15 à 18 mois. Si par hasard nous rencontrons des bateaux, en route pour l’Europe, ou pour l’Amérique civilisée, nous pourrons peut-être envoyer des lettres à nos familles et à nos amis. C’est la seule chance que nous puissions avoir d’écrire.

Toute notre colonie est en parfaite santé, et enchanté du voyage, tel que commencé. Le capitaine est content de ses hommes, et les hommes sont fiers de leur capitaine. Cette expédition s’inaugure sous les plus heureux auspices. Espérons qu’il en sera ainsi jusqu’au terme du voyage dans le nord, et jusqu’au retour dans nos foyers.

Mes saluts à tous les amis.

Fabien Vanasse

 

Le 1er juillet 1909, au cours de son troisième voyage, le capitaine Joseph-Elzéar Bernier et son équipage poseront une plaque sur l’île Melville affirmant la prise de possession de tout l’archipel arctique au nom du Canada.

La photographie qui coiffe cet article est celle de l’Amundsen, ancré dans le port de Québec, quelques jours avant son départ, le 18 juillet dernier, pour un huitième voyage dans l’Arctique canadien. Plus de 200 chercheurs d’une dizaine de pays participent aux travaux menés à bord de ce brise-glace, également navire de recherche. Il sera de retour à Québec à la mi-novembre.

 

5 commentaires Publier un commentaire
  1. alain gaudreault #

    Comment ce fait il qu’aucun brise glace de la garde cotiere canadienne ,ne porte le nom aussi prestigieux qu’Elzéar bernier.

    15 septembre 2011
  2. Jean Provencher #

    Il faudrait vérifier, Monsieur Gaudreault, je me demande s’il n’y a pas déjà eu un brise-glace Joseph-Elzéar-Bernier. Sinon, vous avez tout à fait raison de poser la question et, le temps passant, ça devient bien gênant pour le fédéral.

    16 septembre 2011
  3. Jean Provencher #

    De fait, Monsieur Gaudreault, il y a déjà eu un brise-glace Joseph-Elzéar-Bernier. Voyez ce site : http://www.ccg-gcc.gc.ca/fra/Gcc/usque_details_de_navire

    16 septembre 2011
  4. alain gaudreault #

    IL serait temps de renommer un des futur brise-glace que le fédéral s’apprete a construire pour remplacer les anciens.

    16 septembre 2011

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  1. L’Artic de retour à Québec | Les Quatre Saisons

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