La longue marche de la Bête à patate
Avez-vous planté de pommes de terre cette année ? J’espère que vous n’êtes pas là à lutter contre le Doryphore. Les plants de patates de mes amis de Dosquet, Annie et Yves, sont envahis en ce moment de la larve de cet insecte.Yves me disait que leur cher Octave, l’épouvantail, n’y peut vraiment rien.
Cette petite bête, qu’on devait baptiser Doryphore ou Chrysomèle de la pomme de terre (Leptinotarsa decemlineata, Colorado Potato Beetle) a une belle histoire. Je m’en remets à mon ouvrage Les Quatre Saisons dans la vallée du Saint-Laurent pour vous la raconter.
À peu près inconnu au début du 19e siècle, la Bête à patate, comme on aime l’appeler au Québec, vit tranquille en sol américain sur les flancs orientaux des montagnes Rocheuses. Elle se nourrit de morelle, une plante sauvage de la même famille que la pomme de terre, la tomate et le tabac. Doryphores et morelle vivent en équilibre. Ceux-ci prolifèrent-ils trop qu’ils amènent la disparition de la morelle et par voie de conséquence la leur.
Au cours des années 1850, le colon américain, dans sa longue marche vers l’ouest, arrive dans cette région. Invariablement il apporte avec lui un sac de pommes de terre et en sème dès qu’il s’installe. Cela pousse bien dans ces terres nouvellement défrichées. Mais les doryphores ont tôt fait de repérer les feuilles de cette nouvelle plante, nettement plus tendres et plus savoureuses que celles de la morelle sauvage.
Ils délaissent donc leur nourriture originelle pour les champs de pommes de terre et commencent à se reproduire en un temps record. À l’occasion d’un été, près de trois générations de doryphores voient le jour, de sorte qu’à l’automne chaque femelle laisse une descendance d’environ 80 millions d’individus. À un tel rythme, le Colorado ne peut suffire et les doryphores se sentent vite à l’étroit. Ils entreprennent donc la longue marche de la pomme de terre, allant vers l’est, à l’inverse de l’homme.
En 1860, ils dévorent les feuilles de pommes de terre de l’Omaha et du Nebraska. En 1865, ils franchissent le Mississipi et se répandent dans l’Illinois, l’Ohio et la Pennsylvanie. Beaucoup d’agriculteurs, non prévenus de cette invasion, ne savent comment interpréter ce fléau. Et les doryphores continuent. Partout où ils passent, les récoltes s’en trouvent diminuées et on ne connaît aucun moyen de les arrêter.
En 1875, voilà qu’on les signale à Lacolle, à la frontière occidentale du Québec. Deux ans plus tard, en juin 1877, les habitants de Saint-Anselme de Dorchester remarquent dans leurs champs des nuées de petits insectes, rouges et noirs à l’état de larve, jaunes et noirs, à reflets métalliques, à l’état adulte, qui dévorent les plants de pommes de terre. Ce sont les doryphores. Il y en a tant que cela tient de la calamité. Le curé Odilon Paradis, bien porté à la lutte contre l’ivrognerie et le jeu d’argent, deux plaies de sa paroisse, recommande à ses ouailles de retrouver le droit chemin au plus tôt et d’ériger des croix le long des routes pour s’attirer les bonnes grâces de Dieu. La croix du rang Saint-Philippe est bénie le 8 juillet 1877. Pendant tout l’été, après leur journée de travail, les citoyens de Saint-Anselme se retrouvent au pied de la croix pour implorer le ciel de conjurer ce mal.
Une partie des doryphores s’installera dans la vallée du Saint-Laurent. Mais l’insecte ne cessera pas sa course pour autant. En Europe, il met d’abord pied en Allemagne, qui interdit aussitôt l’importation des pommes de terre d’Amérique. Des milliers de fantassins et de sapeurs creusent de profondes tranchées autour des champs contaminés. On met le feu aux prairies après les avoir arrosées de pétrole. Chacun utilise les moyens du bord pour combattre le fléau. On laisse des champs en jachère. On inspecte les convois de chemin de fer qui franchissent les frontières. Grâce à ces mesures, on réussit dans certains pays à retarder de quelques années la marche de l’insecte. Mais ce n’est toujours que temporairement, car finalement toute l’Europe y passe, même celle de l’Est.
En mai 1956, cent ans après le début de sa longue marche, une conférence internationale visant à mettre au point un programme commun de lutte contre le doryphore se tient à Moscou. Mais celui-ci n’aura à peu près pas d’effet; l’insecte est désormais présent à demeure.
Les illustrations de cet article proviennent du livre de Germain Beaulieu et Georges Maheux, Les Insectes Nuisibles de la Province de Québec (Québec, Charrier et Dugal, 1929), p. 65 et 67.
Contribution à une histoire des insectes au Québec.
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