Les lanternes-trappes
Voilà fort longtemps que la bête humaine se croit géniale dans ses interventions à l’égard de la Nature. Un bon matin, l’un d’entre nous se lève et entreprend de nous convaincre qu’il a inventé le bouton à quatre trous. Voyez cette histoire de lanternes-trappes contre lesquelles L’Étoile du Nord, de Joliette, nous met en garde le 4 septembre 1902. L’hebdomadaire fait ainsi écho à un avis du ministère de l’Agriculture du Canada.
Dans le nord et l’ouest du Canada, ainsi qu’aux États-Unis, on a beaucoup discuté le sujet de la destruction des insectes ennemis dans les lanternes-trappes; une réclame des plus persistantes et souvent des moins scrupuleuses a sans vraie raison mis en avant un certain «attrape-papillon» (moth-catcher), si bien que des milliers de producteurs de fruits et de cultivateurs en ont acheté malgré les protestations de ceux qui ont fait des épreuves foncières et scientifiques de ces inventions. Le sujet a pris une telle importance que la division de l’Entomologie de l’université Cornell a publié les résultats d’expériences faites avec des trappes-lanternes pendant trois ans, et d’où ressortent les points suivants.
C’est pendant la nuit que beaucoup d’insectes sont surtout actifs, et ils sont alors souvent attirés par une lumière quelconque, mais il y en a un grand nombre qui volent surtout pendant le jour. La plupart des sauterelles, un grand nombre de vraies punaises (telle que celle de la courge); les papillons diurnes (tel que le très destructeur papillon du chou), beaucoup d’entre les papillons de nuit (tels que le papillon du ronge-bois du pêcher), un grand nombre de coléoptères (tels que le doryphore de la pomme de terre ou «mouche à patate»), la plupart des mouches (telles que la mouche domestique) et un grand nombre des hyménoptères (tels que la mouche à scie), volent de jour, et ne sont pas attirés par les lumières; dans ce nombre sont compris une proportion considérable de nos insectes ravageurs les plus communs.
Un lanterne-trappe ou «attrape papillon» pourra attirer et faire périr dix mille, vingt mille insectes en une saison; mais parmi ceux qui lui échapperont seront la plupart de ceux qui nous importunent dans nos maisons, la plupart des insectes ennemis des insectes ennemis des producteurs de fruits et presque tous les sérieux déprédateurs des cultures, des jardins et des champs.
Ce sont seulement les insectes ailés adultes qui se prennent, jamais les larves ou les nymphes, qui exercent surtout les ravages. En général, environ moitié des insectes pris sont des papillons de nuit dont la plupart ne sont nullement nuisibles; seulement dix pour cent de ceux qui sont nuisibles sont des femelles, qui presque toutes ont déjà pondu leurs œufs.
Parmi les coléoptères pris, il y en a souvent autant de bienfaisants que de malfaisants. Pendant trois mois, il s’est pris dans deux «attrape-papillons» fonctionnant au Canada des insectes dont presque un tiers étaient des amis, et, dans les lanternes-trappes, il s’est pris autant d’amis que d’ennemis. Un seul de ces insectes amis étant capable de tuer plusieurs insectes nuisibles, l’éventualité de la destruction d’une si grande quantité d’insectes bienfaisants devient un facteur important lorsque l’on considère s’il est à propos de faire usage de lanternes-trappes. Il s’agit moins de savoir combien d’insectes sont capturés que de savoir de quelles espèces ils sont.
L’expérience a fait voir que le producteur soit de gros fruits soit de petits fruits n’a que faire d’une lanterne-trappe, ou d’un attrape-papillon, qui ne prennent pas même assez de leurs pires ennemis d’entre les insectes pour les rémunérer d’un dixième du labeur et des frais que leur coûtent leur emploi.
Les seuls insectes ordinaires des arbres fruitiers qui sont pris en passablement grand nombre sont les papillons des chenilles à tente, et de ceux-ci neuf dixièmes sont des mâles. La pyrale de la pomme (papillon du ver de la pomme) n’est pas attirée par les lumières et ce n’est qu’accidentellement qu’il s’en trouve une de prise. Le nombre le plus élevé dans les expériences de Cornell jusqu’ici a été huit pyrales de la pomme en quinze nuits. Les papillons femelles des arpenteuses, étant dépourvues d’ailes, ne peuvent arriver aux «attrape-papillon» et les lumières n’attirent pas les insectes parfaits des deux espèces, le ronge-bois du prunier, non plus que le papillon du ronge-bois du pêcher, le charançon de la prune, ni les mouches à scie du ver du gadelier et du ver limace du poirier.
Les lanternes-trappes n’ayant aucun effet sur les maladies fongueuses, elles ne peuvent aucunement remplacer la pompe-pulvérisateur et la bouillie bordelaise.
L’expérience a démontré que plusieurs lanternes-trappes placées très près de chaque arbre dans un verger ne font pas diminuer sensiblement le nombre des chenilles qui dévorent les bourgeons et les feuilles.
Il y a des cas où les lanternes-trappes pourraient être utiles, par exemple, quand dans les serres quelqu’un des insectes qui aiment la lumière se multiplie au point d’être nuisible, ou quand on a affaire à un insecte local, à courte période de vol bien déterminée. Mais personne n’a encore prouvé que l’emploi d’attrape-papillons ou lanternes-trappes soit beaucoup plus effectif ou économique que toute autre méthode pour combattre un insecte quelconque.
De toutes les expériences qui ont été faites en différents endroits, il ressort qu’il est douteux que ces inventions soient d’une assez grande utilité dans notre lutte contre les insectes pour compenser la peine et les frais. D’ailleurs, les résultats de ces expériences n’autorisent personne à recommander l’usage de ces inventions ou même à le permettre passivement sans protester.
Dans ce texte laborieux, on arrive à comprendre que ces lanternes-trappes sont soit inutiles, car sans effet, soit franchement à proscrire, car destructrices d’insectes utiles à la vie de la Nature, bien davantage que d’insectes « nuisibles ».
Chère humanité !
Apprentis sorciers, dites-vous ? Absolument.
Ci-haut, un insecte magnifique, le Mélanople.