Pierre-Jean de Béranger et la chanson d’ici
Nous avons beaucoup chanté en ce pays de saisons contrastées. Nous chantons d’ailleurs encore beaucoup.
Cela dit, je fus surpris d’apprendre un jour, dans mes recherches, qu’en 1855, à la reprise des activités dans les chantiers navals après une période de chômage, on entend les ménagères du faubourg Saint-Roch, à Québec, « vaquant aux milles soins de leur intérieur », fredonner des chansons de deux poètes et chansonniers français, Pierre-Jean de Béranger [1780-1857] et Gustave Nadaud [1820-1893].
De Béranger fut une sorte de François Villon au 19e siècle. Dans l’Album universel du 24 septembre 1904, un hebdo montréalais, le chroniqueur Léon d’Ornano, d’origine corse, entretient le public lecteur de ce personnage.
Il est admis qu’en France tout finit par des chansons; je finirai donc cette chronique, ainsi qu’on a accoutumé de faire au doux pays de nos ancêtres. Et comme je n’ai pas la veine de faire chanter aucune Mimi Pinson ou Margot, je vous entretiendrai du roi des chansonniers, du bonhomme Béranger; dont la muse allègre et primesautière résonna souvent derrière les barreaux d’une prison politique; quitte à prendre une revanche de bon aloi par la voix souveraine du peuple.
Pauvre Béranger, on ne daigne plus entonner ses refrains, toujours gais et spirituels, souvent philosophiques. D’aucuns, il est vrai, étaient un peu lestes, mais, en somme, aussi anodins que de l’eau de rose, si on les compare aux gauloiseries rosses et pimentées, pétries de vitriol et de fiel, que, maintenant, hurlent parfois au coin des carrefours de France nombre de nos cousins d’outre-mer.
Généralement parlant, l’évolution de la chanson n’a pas été pour le mieux. Certains sous-entendus modernes de ce genre de production littéraire s’inspirent trop de Werther ou de Zola, quand ce n’est pas quelqu’un de pis. C’est dommage, car la chanson reflète toujours peu ou prou la mentalité d’un peuple.
Aux bords du Saint-Laurent, nous n’avons guère de répertoire lyrique, (car nous ne pouvons appeler ainsi les quelques chansons que l’on rengaine en nos villes et en nos campagnes); mais ça viendra avec le temps; lorsque les affaires ayant beaucoup prospéré, elles feront chez nous un petite place à l’art. Ce ne serait donc pas logique de nous juger d’après le critérium que je donne ci-dessus, lequel ne saurait convenir qu’aux vieilles nations.
Pour en revenir à Béranger, je signale ici la démolition de l’immeuble parisien, où le barde des ateliers de la capitale française occupa durant nombre d’années quelques pièces exiguës.
La maison qui disparaît, sise dans la rue qui porte le nom du chansonnier, fera place à une bâtisse modern-style, sur les murs de laquelle la ville de Paris fera placer une plaque commémorative.
Ainsi va le monde. Tout disparaît avec le temps, et rien n’échappe à l’inexorable loi. Le logis qui va s’effondrer sous les marteaux des démolisseurs (ces tueurs de souvenirs) vit peut-être encore en un cadre magique dans l’esprit de quelques vieillards. Pour ceux-là, les vieux plâtras en question ont une valeur qui leur arrachera les larmes. Si, de ce temps-ci, ils passent rue Béranger, ils croiront voir déchirer en lambeaux leur jeunesse. Ils revivront les jours ensoleillés où, sous les tonnelles de l’Île de France, ils allaient chanter les couplets du poète aristophanesque; et les moellons abattus leur paraîtront rayonnants d’abord, puis, ternes, gris, comme les choses qui s’effacent. Rentrés au logis, ce fâcheux pronostique les chagrinera, et c’est d’une voix dolente qu’à la sourdine reviendront sur leurs vieilles lèvres les couplets qui firent leurs délices d’antan :
Je vais revoir l’asile où ma jeunesse
De la misère a subi les leçons.
J’avais vingt ans, une folle maîtresse.
De francs amis et l’amour des chansons.
Bravant le monde et les sots et les sages,
Sans avenir, riche de mon printemps,
Leste et joyeux, je montais six étages,
Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans !
Ou encore :
Tout marchands d’habits que nous sommes,
Messieurs, nous observons les hommes;
D’un bout du monde à l’autre bout,
L’habit fait tout.
Et bien d’autres.
La plaque municipale, les meubles que possèdent maintenant le musée Carnavalet, diront encore un peu de ces choses pendant quelque temps. Il faut donc se résigner. Mais, c’est égal, on ne verra plus les murs contre lesquels les plus grandes célébrités du XIXe siècle vinrent élimer les coudes de leurs habits, tout en devisant avec ce sage que fut Béranger !
J’aime bien ce texte, mais il semble que ce cher d’Ornano a peu de considération pour la chanson québécoise, un répertoire lyrique qui se réduit à « quelques chansons que l’on rengaine en nos villes et en nos campagnes ». Les premières chansons dignes d’un répertoire lyrique québécois au sens où l’entend ce chroniqueur, du moins les textes qui leur serviront de supports, naissent avec la littérature d’ici un peu avant et un peu après 1850. La très grande, Un Canadien errant, écrite en 1842 par Antoine Gérin-Lajoie, rendant hommage aux Patriotes de 1837-1838 exilés en Océanie, est encore reprise même aujourd’hui, au 21e siècle. Et par les plus grands, comme Leonard Cohen. D’Ornano oublie aussi le livre d’Ernest Gagnon, Chansons populaires du Canada (1865), un ouvrage de 375 pages quand même. Il semble ignorer également que les canotiers qui montaient vers les Pays d’en Haut possédaient tout un répertoire et que nous portons encore en 1904 un bagage de vieux chants apportés de France. Mais enfin.
La gravure de Pierre-Jean de Béranger à la prison La Force, à Bicêtre, en banlieue de Paris apparaît à l’adresse suivante.
Je découvre depuis quelques années la culture « trad » au Québec, il y a quelques festivals dont celui de Mémoires et Racines dans Lanaudière. On y rencontre des mémoires sur pattes dont M. Jean-Paul Guimond, septuagénaire vigoureux, qui connaît plus de 500 chansons ! À Mont-Rolland (Ste-Adèle) tous les deuxième samedi du mois. il y a les Veillées des Benfort , consacré aux chansons où les gens se rassemblent au musée Zénon Alary pour en pousser une, répondre ou être des écouteux. Il y vient des gens de tous âges et de partout . On apporte son p’tit boire, un peu de boustifaille à partager. Et d’un soleil à l’autre les chansons raisonnent et la tradition de perpétue d’une génération à l’autre.
Fort bien, chère Vous, ces joyeusetés. Je connais ce monsieur Guimond, l’ai déjà vu et entendu performer. Vraiment vigoureux, en effet.