Une histoire triste
En 1900, il y a bien sept ou huit théâtres à Montréal. Et le Théâtre des nouveautés, propriété de Gonzalve Désaulniers et sous la direction artistique de Valéry Heurion, un acteur formé au Conservatoire de Paris, est le seul à proposer du grand répertoire : Molière, Racine, Corneille, Shakespeare.
Pour la saison d’automne 1904, Heurion va chercher en France quelques comédiens, dont Madame Vienne-Montvallier. Tout le monde s’embarque le 18 août 1904 à Liverpool sur le vapeur Canada à destination de Montréal. Retrouvons-les sur le quai à Montréal, le 25 août. Le quotidien Le Canada du 26 août raconte :
Sur le coup de six heures, hier soir, le «Canada», de la ligne Dominion, collait son flanc au quai. La foule était nombreuse qui regardait l’énorme masse de fer aborder; parmi les badauds, des Écossais royaux de notre ville, disséminés sur le quais, écrasaient le ventre ballonné de leur cornemuse, qui éternuaient un air de bienvenue aux descendants de Robert Bruce, arrivant en corps sur le «Canada».
La musique des «Black Watch» répondit par le «Rule Britannia» et, peu après, les hourras et les casquettes se mêlèrent aux cris de la sirène, la vapeur mugit une dernière fois, les passerelles furent abaissées et le flot des voyageurs déborda par les bastingages.
Le «Canada» a fait une traversée dont les passagers garderont longtemps souvenir. Parti le 18 août, de Liverpool, avec 215 passagers de première et 236 de seconde classe, il rentre à Montréal le 26.
Plusieurs incidents ont, tour à tour, navré et charmé les passagers. Ainsi, les artistes du Théâtre des Nouveautés, engagés par M. Heurion, figuraient au nombre des voyageurs; parmi ces derniers, s’embarquait, malade, M. Vienne-Montvallier, mari de l’artiste de ce nom.
Le lundi, vers 5 heures du soir, M. Heurion avertissait les passagers qu’un camarade, M. Montvallier, venait de mourir.
Aussitôt le capitaine Jones, manifestant ses regrets à M. Heurion, indiqua discrètement les règles de bord en ces circonstances.
Il n’y avait pas de prêtre catholique sur le paquebot. C’est alors que Mtre Dominique Leduc, causant de l’événement avec Sir Alexandre Lacoste, détermina avec ce dernier que l’on devait dire les prières des morts sur le cadavre avant qu’il ne fut lancé à la mer.
Tous les détails qu’on va lire, nous les tenons d’un témoin oculaire.
Le bateau filait à toute vitesse dans la nuit noire, tout le luminaire du bord scintillait à travers les gréements. Les passagers, sans exception, couvraient le pont dans une attitude de recueillement, disant assez l’émoi silencieux qui leur étreignait le cœur, l’on ne pensait qu’à celui qui allait disparaître sous l’onde.
Tout près du bastingage, était un catafalque improvisé, fait de meubles sans nom, pris au hasard du bateau. Le drapeau anglais drapait tout cela et, enveloppé dans un grand sac, gisait le cadavre de l’infortuné.
Au premier plan, parmi les officiers du bord, figuraient les artistes, camarades du défunt, tout près étaient les voyageurs canadiens. À la tête du catafalque, sir Alexandre Lacoste, entouré de Mtre Dominique Leduc, Jos. Deslauriers, l’échevin Marchand, etc., commença à lire les prières des morts auxquelles répondirent les assistants.
L’on venait à peine de terminer le «De Profundis», quand tout à coup, rythmant largement avec une harmonie qui faisait le cœur défaillir et les larmes couler, les cuivres de la musique des «Black Watch» pleurèrent la funèbre inspiration du grand Chopin.
Sur le commandement «Laissez aller», on fit couler le cadavre à l’eau. Il y eut quelques sanglots et les témoins de ce majestueux et navrant spectacle s’éloignèrent, pendant que la nuit tremblait encore avec le suprême adieu des camarades, les notes agonisantes de la marche funèbre. C’était fini.
Le bateau était alors à 52,57 de latitude nord par 42,08 de longitude ouest, et la mer mollissait. Par respect, le capitaine Jones ordonna que le concert traditionnel fut remis au lendemain.
La photographie d’Alexandre Lacoste, qui lut les prières des morts sur le bateau, provient de Bibliothèque et Archives nationale du Québec à Montréal, Fonds Famille Landry, Souvenirs de famille, Photos-montages, cote P155, S1, SS2, D31