Propos sur la Louisiane
Qu’évoque donc pour vous le mot Louisiane ? Peut-être un voyage que vous avez fait dans ce beau coin du monde, auquel cas vous auriez dû penser à moi et m’inviter. Peut-être le poète et auteur-compositeur-interprète d’ascendance acadienne Zachary Richard, qui fréquente le Québec et l’Acadie depuis les années 1970 ? Si vous êtes amateur de foot américain, peut-être êtes-vous partisan des Saints de la Nouvelle-Orléans ? Voyons le propos sur la Louisiane que tient le 5 septembre 1903 l’Album universel, hebdo montréalais, sous le titre Le centenaire de la Louisiane.
Les Américains aiment à célébrer solennellement les grands événements de leur histoire. Ainsi, pour fêter le centenaire de l’acquisition de la Louisiane, qu’ils considèrent à juste titre comme l’une des dates les plus importantes dans leur vie nationale, ils organisent pour l’an prochain (mai 1904), une nouvelle «World’s Fair», une Foire du monde ! Nous croyons faire œuvre utile en rafraîchissant la mémoire de nos lecteurs sur cet important sujet.
Et d’abord qu’appelle-t-on Louisiane ?
Dans le langage géographique moderne, ce terme ne s’applique qu’à l’un des quarante-cinq États qui forment l’Union américaine, et dont la capitale est Bâton-Rouge, avec la Nouvelle-Orléans pour ville principale. Il y a cent ans, ce même terme avait une signification plus étendue; il désignait un territoire si vaste, que treize États s’y sont depuis taillé une place au soleil. En somme, la Louisiane du siècle dernier, celle que Napoléon 1er vendit aux États-Unis pour quelques millions, comprenait presque tous le bassin du Mississipi, c’est-à-dire près de la moitié de l’Amérique du Nord !
L’histoire de la Louisiane ? On peut la résumer en ces quelques lignes. Le fameux explorateur français La Salle, après des tribulations de tout genre, parvient, en 1682, à atteindre les rives du Mississipi, après avoir traversé le Canada; il est le premier à descendre ce roi des fleuves jusqu’à son embouchure, et il donne, en l’honneur de Louis XIV, le nom de Louisiane à toute la région inconnue qui s’étend à l’ouest du fleuve.
Le Nouvelle-Orléans se fonde. Un jeune Français, Pierre Laclède, marchand et explorateur, un de ces intrépides héros que la France a produits en tout temps, part de cette ville le 3 août 1763 pour chercher sur les rives du fleuve l’emplacement du nouveau fort qu’une compagnie marchande veut établir vers le Nord. Par une intuition merveilleuse, il s’arrête en un endroit désert et annonce son intention « d’y fonder une colonie qui deviendra tôt ou tard l’une des plus belles cités d’Amérique ». Bien que la Louisiane eût été cédée à l’Espagne l’année précédente, Laclède baptise la future ville du nom de Saint-Louis, en l’honneur de son roi, Louis XV.
À moins de quarante ans de distance, la Louisiane redevient française : le traité secret de San-Ildefonso (1er octobre 1800) l’enlève à l’Espagne. Mais le drapeau tricolore ne flottera pas longtemps sur la rive droite du Mississipi; la guerre avec l’Angleterre, la révolte de Saint-Domingue, où la fièvre jaune anéantit l’armée de Leclerc, empêchent Napoléon d’occuper effectivement la Louisiane. Par le traité du 2 mai 1803, il la vend aux États-Unis pour la somme de 75 millions de francs.
Ces détails étaient indispensables pour expliquer quelle importance les Américains attachent à ce grand événement. Le soir de la signature du traité, Napoléon disait à Livingstone, le ministre américain : « En agrandissant ainsi le territoire des États-Unis, je donne à l’Angleterre une rivale maritime qui, tôt ou tard, humiliera cette nation orgueilleuse ».
De fait, la colossale puissance dont disposent aujourd’hui les États-Unis, ils la doivent à l’acquisition de la Louisiane, qui, en faisant du Mississipi un fleuve américain, fit du golfe du Mexique une mer américaine. Sans voisins puissants, la jeune république put se dispenser d’entretenir des armées permanentes, ce qui explique en grande partie son rapide progrès et sa prospérité inouïe.
Et voyons maintenant ce qu’est devenu, sous la domination de cette race entreprenante, l’immense territoire vendu en 1803 par la France. On ne sait pas au juste quel était alors le nombre de ses habitants; en y comprenant les Indiens, on devait arriver difficilement à un total de 100,000 âmes. Or, le recensement officiel de 1900 accuse un chiffre de population de 17,777,081, pour les treize États et les deux territoires découpés depuis dans l’ancienne Louisiane; ce chiffre représente à peu près le quart de la population de toute la République; avec les flots d’émigrants qui se précipitent depuis trois ans vers l’Ouest américain, il doit dépasser de beaucoup cette année vingt millions.
Les villes qui se sont élevées en un siècle dans l’ancienne Louisiane sont innombrables. Saint-Louis, la quatrième ville des États-Unis, avec ses 680,000 habitants; New-Orléans, la ville la plus française de toute l’Amérique du Nord; San Antonio, qui compte parmi les plus anciennes villes du nouveau monde; Denver, Minneapolis, les deux villes jumelles, voilà des noms qui nous sont déjà familiers. Mais Salt Lake City, Omaha, Des Moines, et plusieurs autres populeuses cités des treize États sont plus grandes et plus riches que bien des capitales européennes.
Et que dire, maintenant, de l’Exposition elle-même, sinon qu’elle sera une grandiose manifestation du génie industriel des Américains et de la vitalité de leur race !
La carte postale ci-haut donne une idée de l’architecture, rue Saint-Pierre, à la Nouvelle-Orléans, vers 1950.