Séjour à Grosse-Île (seconde partie)
Voici donc la suite de ce reportage d’un séjour de 300 immigrants à Grosse-Île, lieu de quarantaine. Témoignage d’une dame qui signe simplement L. C. paru dans l’Album universel du 19 août 1905. Nous retrouvons d’abord les immigrants sur le point de passer à la désinfection.
« En tout, 50 salles de bain, sans compter les installations dont je vais vous parler. Le lendemain de notre arrivée, on nous a remis à chacun, et dont vous gardez le clef, une grande cage en fer d’un mètre de long et autant de large et 0.60 cent. de haut. On nous a priés de mettre dans cette cage les objets et vêtements qui devaient passer à l’étuve; les autres objets et vêtements susceptibles de s’abîmer par la vapeur ont été déposés dans une autre bâtisse et désinfectés par la formaline.
Il y a 3 grandes étuves, chacune d’elles continent 48 cages en fer. Quand les étuves sont remplies, on ferme hermétiquement avec clefs à visses, puis on chauffe. Les étuves sont faites de deux boîtes en fer, l’une dans l’autre. On commence par envoyer la vapeur dans la boîte qui est à l’extérieur; quand le receveur qui est en dehors marque 212 degrés, une sonnerie électrique qui est au transmetteur avertit aussitôt; à l’aide d’une pompe, on fait le vide, on introduit la vapeur dans la caisse intérieure où se trouvent les objets et vêtements; on laisse encore monter le thermomètre jusqu’à 238 degrés; ensuite, on laisse une demi-heure à cette température, puis on retire tous ces objets tout bouillants encore. Les cages de fer, sur des wagonnets, entrent d’un côté de l’appareil et en ressortent de l’autre côté. À l’intérieur de l’étuve intérieure où se trouvent les cages, il y a un cadran qui marque les degrés; ces notes sont conservées à Ottawa au cas où un voyageur viendrait à réclamer des dommages pour des objets abîmés. Car il est recommandé aux voyageurs de ne mettre à l’étuve ni souliers, ni gants, ni soie et rien de délicat; le reste, linge, lainage et gros vêtements pouvant sans inconvénient supporter la température de 238 degrés.
Aussitôt que tout est désinfecté, tout le monde passe à la douche chaude. Au-dessus des étuves, se trouvent 12 salles de bain divisées chacune en deux compartiments ou deux chambres; on passe dans la première où se trouve un grand sac en toile, on met dans le sac tout ce que l’on a sur soi, excepté les chaussures. On passe ensuite dans la seconde chambre où se trouve une douche en cercle et une douche en pluie (pluie d’orage, comme dit le doucheur). L’eau vous arrive chaude et de tous les côtés à la fois, elle tombe ainsi dans les 12 salles de douche à la fois, d’abord très chaude, puis froide ensuite. Pendant que vous prenez votre douche, on vient chercher dans les douze premières chambres les sacs dans lesquels vous avez mis vos vêtements, on les fait passer à l’étuve pendant que vous êtes dans l’eau, puis on vous les rapporte, toujours pendant que vous êtes sous l’eau.
Ensuite, vous repassez dans votre première chambre et remettez vos vêtements désinfectés et tout chauds. La douche est un des bonheurs de la quarantaine.
Nous avons une grande partie de l’île à notre disposition, environ deux milles. Pour nous distraire, nous allons à la chasse et à la pêche; on attrape des poissons assez gros pour s’en faire des pendants d’oreilles. Les fusils et pistolets étant interdits, nous allons à la chasse sans armes meurtrières. Pas plus tard qu’hier, nous avons tué un écureuil avec… — devinez quoi — des cailloux. On a fait la curée séance tenante : la peau a été clouée sur une planche et panée avec du sel. La viande a ensuite été accommodée aux goûts des 300 passagers.
Pas de nouveaux cas de petite vérole; tout le monde se porte admirablement : l’air est ici si vif et si pur. Si la Compagnie voulait nous nourrir un peu mieux, Grosse-Isle serait certainement le rêve des villégiateurs.
Tout ce que nous donne le gouvernement est parfait; la question d’hygiène est très bien comprise. Deux fois par jour, le docteur Martineau, commandant de l’île, vient voir tout le monde; il est pour tous d’une bonté et d’une mansuétude paternelles; aussi, le voyons-nous tous venir chaque jour avec plaisir.
Nous avons avec nous huit religieuses chassées de France, les Filles de la Croix. Sur les 300 passagers, nous sommes à peu près 20 Français catholiques; aussi, les bonnes Sœurs ont-elles trouvé le moyen de faire une chapelle toute en verdure. Dans cette chapelle toute primitive, M. l’abbé Derome, curé de l’autre bout de l’île, a bien voulu venir y dire la sainte messe, dimanche dernier. Parmi les jeunes Français qui sont ici, l’un d’eux possède une voix de ténor superbe; il a gracieusement prêté son concours en chantant les offices religieux.
Tous les soirs, il y a concert ou bal. La Compagnie a envoyé un piano à cet effet. Dans la journée, on joue au foot-ball. Les amoureux se promènent deux à deux dans les sentiers ombragés; des familles entières s’installent sur l’herbe et y font des pique-niques… On se croirait au parc Monceau. Toutes les scènes de la vie sont jouées ici. On y administre tous les Sacrements. Jugez plutôt : trois jeunes couples y sont en voyage de noces. Deux ou trois mariages se préparent et vont probablement se faire avant de débarquer.
Nous avons ici deux pasteurs protestants. Une autre jeune dame va nous gratifier d’un nouveau voyageur…
Le surintendant des Quarantaines, le docteur de Montizambert, vient de nous arriver avec la bonne nouvelle de notre libération pour jeudi prochain, jour de l’Ascension. Inutile de vous dire la joie de chacun. On est très bien ici, mais il y a mieux !
L. C. »
Source de l’illustration publiée dans Le Monde illustré, édition du 4 septembre 1897: http://bibnum2.banq.qc.ca/bna/illustrations/accueil.htm
Lors d’un voyage en Irlande, j’avais lu le journal d’un Irlandais qui racontait son périple de l’Irlande jusqu’à Grosse Île. Témoignage saisissant relatant aussi les raisons du départ forcé, les difficultés sur le bateau et la maladie qui les emporta.
Merci Jean de nous rappeler ce pan de notre histoire.
Merci à toi, bien chère Martine.