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Causons casseroles

Nous voilà défilant, le soir, dans les rues, toutes générations réunies, battant casseroles contre ce gouvernement raidi, déphasé aussi, transformant la protestation généralisée en fête et obligeant les casseurs à se cacher. Depuis quelques jours, on répète que cette manière de faire vient des Chiliens qui, il y a 40 ans, conspuaient ainsi leur dictateur Pinochet. Les Acadiens corrigeraient rapidement le discours, affirmant qu’ils font tintamarre depuis au moins 100 ans.

À la vérité, le charivari est une coutume européenne âgée d’au moins 1 000 ans, qu’on signale en France, par exemple, dès le 11e siècle. Par-delà les possédants, les pouvoirs politiques, religieux et judiciaires en particulier, les populations se sont donné, il y a longtemps, dans la marge, cette capacité de dénoncer de cette manière ce qui leur apparaît répréhensible.

Au 16e siècle , l’Église catholique, par la voix du concile de Trente, défend le charivari sous peine d’excommunication. Mais rien à faire, la pratique a des racines profondes.

Dans la vallée du Saint-Laurent, le premier charivari dont il est fait mention est celui survenu à Québec en 1683. Cette année-là, une jeune veuve de 25 ans se remarie après seulement trois semaines de veuvage. La population excédée se livre alors à un charivari qui dure six nuits d’affilée et il faut l’intervention de l’évêque de Québec, Mgr François de Laval, pour mettre un terme à la manifestation. Celui-ci y va d’un long mandement dans lequel il menace d’excommunication les fêtards.

En 1703, le successeur de François de Laval, Mgr de Saint-Vallier, publie un Rituel du diocèse de Québec, ouvrage «d’une inspiration sombre, dure, austère», tout à fait représentatif de cette tendance de l’époque qualifiée le plus souvent de «jansénisme moral». L’évêque de Québec incorpore à son document le mandement de son prédécesseur sur le charivari et oblige dorénavant les curés de chaque paroisse à le lire une fois l’an en chaire, le premier dimanche d’octobre.

Jusqu’au début des années 1800, le mandement de Laval est lu au prône de toutes les églises. Mais les charivaris se poursuivent. En 1821, les juges de paix de la Ville de Montréal adoptent un règlement de police disant que «quiconque, étant déguisé ou non, sera trouvé dans aucune partie de la ville ou des faubourgs de jour ou de nuit, criant charivari ou faisant avec des pots, chaudières, cornes ou autrement, un bruit capable de troubler le repos public ou qui s’arrêtera de la même manière devant aucune maison, encourra une amende de cinq livres courant pour chaque contravention».

Le charivari est populaire et on l’utilise aussi à des fins politiques. Voici ce que je raconte à ce sujet dans mon ouvrage Les Quatre Saisons dans la vallée du Saint-Laurent. « En 1832, par exemple, les journalistes Ludger Duvernay et Daniel Tracey sont condamnés à la prison par le président du Conseil législatif du Bas-Canada, Jonathan Sewell, pour avoir déclaré que ce dit conseil était « une grande nuisance ». Immédiatement, « des jeunes gens guidés par quelques citoyens anciens et influens furent saluer [sic] à la prison les deux journalistes-martyrs, parcourant les rues le soir en chantant La Parisienne et La Marseillaise, et allèrent faire une espèce de charivari au juge en chef Sewell, orateur du Conseil Législatif. Ce fut là le commencement d’une agitation politique qui ne cessa pas jusqu’aux insurrections de 1837 et de 1838, qui en furent les dernières conséquences. »

En 1837, précisément au moment de la rébellion, le député de Yamaska, Léonard Godefroy de Tonnancour, est l’objet d’un « charivari terrible » pour avoir refusé de marcher avec les Patriotes. La même année, à Saint-Denis-de-Richelieu, un groupe de Patriotes s’en prennent à la veuve Saint-Jacques « pour la punir de son action anti-patriotique ». « Madame Saint-Jacques avait cinq enfants dont l’aînée, Rosalie, n’était âgée que de 15 ans. Les charivaristes firent tout le bruit possible durant une heure, puis enfoncèrent la porte de la maison, renversèrent une table et les vases qui s’y trouvaient. La jeune Rosalie ouvrit alors une fenêtre et leur cria « qu’il était infâme de se conduire ainsi, que si elle avait un fusil prêt, elle ne se ferait pas de scrupule de tirer sur eux ». Il était tard lorsque les patriotes s’éloignèrent. » Le lendemain, à 21 heures, les manifestants se présentent à nouveau devant la demeure de la veuve Saint-Jacques et commencent à en injurier les habitants. « Avertie qu’une nouvelle tentative serait faite contre elle, cette pauvre femme s’était préparée à recevoir nos patriotes en quête d’exploits. Un jeune Mitchell, qui courtisait sa fille, lui avait procuré deux fusils chargés. Madame Saint-Jacques ne voulut pas se servir de ces armes. Elle attendit, avec ses enfants, qu’on enfonça la contre-porte et qu’on arrachât le contrevent de la chambre où elle se trouvait… Sur les dix heures et demie, ils forcèrent la porte. La jeune Rosalie s’écria: « Si vous ne tirez pas, je vais tirer moi-même! » Madame Saint-Jacques ouvrit la croisée et donna l’ordre de faire feu. Deux hommes tombèrent blessés. » Enragés, les Patriotes prennent d’assaut la maison, en expulsent les occupants et brisent tout le mobilier qui s’y trouve. Le lendemain, ils arrêtent la veuve et l’amènent à Montréal pour la faire emprisonner. Deux semaines plus tard, le 10 octobre, « elle fut remise en liberté, sous caution, et enfin reconnue non coupable au mois de mars suivant, par un verdict du grand jury ».

On dirait les tribunaux mal à l’aise à la perspective de condamner les  participants à un charivari. En 1823, des manifestants s’en tirent indemnes après avoir saccagé la maison d’un Montréalais anglophone et jeté tous ses meubles par les fenêtres. En 1843, des habitants de Saint-Pie de Bagot, sans être par la suite inquiétés, incendient la maison du « docteur Côté » qui cherche à « convertir la population catholique à la secte des Anabaptistes dont il est le missionnaire principal ». Les tribunaux refusent également de condamner les victimes de charivari, même s’il y a mort d’homme. En 1856, par exemple, à Saint-Timothée de Beauharnois, un certain Dandurand, victime d’un charivari, fait feu sur les manifestants et tue l’un d’entre eux. Un jury l’acquitte par la suite d’une accusation de meurtre, concluant que le manifestant «était décédé par accident».

Le charivari se poursuivra jusqu’au 20e siècle. Le dernier connu date de 1921. Cette année-là, à Montréal, on gratifie d’un charivari macabre un des candidats vaincus aux dernières élections. «Un cercueil recouvert d’un drap portant le nom du politicien défait était juché au sommet d’un char traîné par des chevaux et entouré de porteurs masqués et munis de flambeaux. Le pseudo corbillard suivi d’une foule de charivarisseurs qui faisaient un vacarme énorme fut promené, entre onze heures et minuit, sur les principales rues du quartier où demeurait le politicien malheureux.»

 

La gravure ci-bas, Un charivari, d’Edmond-J. Massicotte, parut dans l’Almanach du peuple de 1928.

 

 

 

Et, complément au dossier, dans le journal Le Devoir du 30 mai 2012, deux jours plus tard, à la une, le journaliste Jean-François Nadeau publie l’article suivant :

Grogne populaire : du charivari historique à la casserole politique

« Encore une échauffourée entre les étudiants et la police ! » Ce n’était pas hier, mais le 6 avril 1910, en première page du Devoir. Ces scènes, notait-on alors, ont tendance à se répéter. « Ce qui est vrai, disons-le franchement, c’est que la police préfère s’attaquer aux universitaires qu’aux détrousseurs nombreux qui font la terreur de certains quartiers. » Qu’avaient donc fait ces étudiants de 1910 ? Du tapage et du désordre, assaisonnés de rires.

Depuis qu’a débuté au Québec l’expression du ras-le-bol par les casseroles, on ne cesse de souligner qu’il s’agit d’un clin d’œil direct au mouvement des cacerolazos, ces Chiliens qui souhaitaient d’abord faire tomber le président socialiste Salvador Allende. Cette pratique fut vite récupérée par des mouvements de gauche. En 2009, il faut se rappeler la « révolution des casseroles » des Islandais qui, en martelant le fer-blanc une fois par semaine, dénonçaient ceux qui avaient mis leur pays dans le rouge. Le poêlon montre que tout est sens dessus dessous, que la politique est brûlée.

Cependant, le chahut politique des chaudrons est une pratique plus ancienne encore. « Les Acadiens corrigeraient rapidement le discours », estime l’historien Jean Provencher, rappelant qu’ils pratiquent pareil « tintamarre depuis au moins 100 ans ». En fait, cette pratique du charivari a des origines européennes qui plongent dans le Moyen Âge. Le mot trouve ses origines dans un cri de chasse qui renvoie aux armes, à l’armée, et renvoie à la légende d’un chasseur sauvage répandue dans l’Europe christianisée.

Au xvie siècle, l’Église catholique tente sans succès, par la voix du concile de Trente, d’interdire le charivari sous peine d’excommunication. « Par-delà les possédants, les pouvoirs politiques, religieux et judiciaires en particulier, les populations se sont donné, il y a longtemps, dans la marge, cette capacité de dénoncer de cette manière ce qui leur apparaît répréhensible. »

Jean-Claude Germain vient de publier un livre sur le désir d’émancipation des Canadiens avant les révolutions de 1837-1838. Il rappelle que les charivaris ont été longtemps l’occasion d’exprimer au Nouveau Monde un mécontentement populaire à l’égard des couples mal assortis. Comme dans le cas de cette veuve de 25 ans qui, en 1683, se remarie trois semaines après le décès de son mari, rappelle Edmond Z. Massicotte dans une de ses études. « La population excédée se livre alors à un charivari qui dure six nuits d’affilée et il faut l’intervention de l’évêque de Québec, Mgr François de Laval, pour mettre un terme à la manifestation », poursuit l’historien Jean Provencher. Monseigneur de Laval publie une mise en garde adressée à ses ouailles. Il menace d’excommunication ceux qui, « dans leurs désordres et libertés scandaleuses », commettent pareilles « actions très impies ».

Plus tard, Mgr de Saint-Vallier réaffirme l’opposition du pouvoir ecclésiastique aux charivaris dans un livre sombre intitulé le Rituel de la province de Québec. On lira dans les églises, jusqu’au début du xixe siècle, des condamnations répétées. Rien n’y fait.

« C’était le plus souvent des protestations et des railleries lancées contre des hommes qui mariaient des femmes jugées beaucoup trop jeunes pour eux, explique Jean-Claude Germain. En ce sens, c’était déjà l’expression d’un conflit de générations qui s’applique très bien aujourd’hui aux manifestations populaires que l’on voit fleurir partout au Québec. »

Pour Danick Trottier, chercheur à l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique, les charivaris forment « un corps social unifié dans le son. Comme dans une chorale, on sacrifie la partie individuelle, les atomes, au profit du tout. » L’écrivain Pascal Quignard, note-t-il, « a beaucoup réfléchi au fait que le son et le bruit sont certainement des choses les plus imposées dans une société. Le fait de ne plus parler et de laisser toute la place au bruit laisse une marque. Le bruit traverse tout : les murs, les maisons. Personne n’y échappe. Je crois que c’est la force de ce type de mouvement. »

Casseroles d’Amérique, unissez-vous !

En 1821, explique Jean Provencher, Montréal adopte « un règlement de police disant que “ quiconque, étant déguisé ou non, sera trouvé dans aucune partie de la ville ou des faubourgs de jour ou de nuit, criant charivari ou faisant avec des pots, chaudières, cornes ou autrement, un bruit capable de troubler le repos public ou qui s’arrêtera de la même manière devant aucune maison, encourra une amende de cinq livres courant pour chaque contravention ” ».

Ce tumulte prend une dimension plus politique à compter du xixe siècle. En témoigne la naissance en France de journaux de caricatures dont le plus célèbre, lancé par Charles Philipon en 1832, est justement nommé Le Charivari, comme le sera son pendant anglais, The Punch Magazine, présenté comme « The London Charivari ». Y paraissent les dessins de Traviès, Gavarni, Grandville et Daumier. Leurs œuvres confèrent alors des lettres de noblesse au dessin satirique. Chez nous paraîtra Le charivari canadien, lancé par Sasseville, un de ces journaux irrévérencieux qui s’attachent à transposer sur papier cette tradition de protestation joyeuse et turbulente.

Au Bas-Canada, explique Jean-Claude Germain, « les charivaris politiques vont prendre de l’ampleur à l’occasion des répressions des années 1830, où on les utilise contre des ennemis politiques ».

Les révolutions de 1837-1838 voient plusieurs charivaris, observe le spécialiste des patriotes Georges Aubin. « Le soir du 26 septembre 1837, un charivari est organisé par le Dr Wolfred Nelson chez Rosalie Cherrier, surnommée “ La Poule ”. Liée aux bureaucrates, elle protestait ouvertement contre les révolutionnaires. Ce soir-là, elle tira sur la foule des patriotes avec une arme. » Le même jour, un autre charivari politique se déroule à Saint-Ours, à des kilomètres de là…

Les patriotes ont vite récupéré ces armes efficaces que sont le bruit et la raillerie pour chasser l’ennemi. Contre « les bureaucrates » et pour « les tuques », les révolutionnaires entendent « intimider leurs adversaires politiques tout en accolant une certaine légitimité à leur geste, explique l’historien Gilles Laporte. Les juges de paix et les officiers de milices demeurés fidèles à la Couronne sont plus particulièrement visés par les charivaristes et finissent en général par remettre leur commission ou par quitter la région. »

La répression, les maisons brûlées, les déportations et les exécutions n’auront pas raison des charivaris. Le charivari politique continue d’exister en parallèle avec celui relié aux rituels amoureux. En 1921 à Montréal, on organise un charivari politique macabre à l’endroit d’un candidat politique vaincu lors des élections fédérales. « Un cercueil recouvert d’un drap portant le nom du politicien défait était juché au sommet d’un char traîné par des chevaux et entouré de porteurs masqués et munis de flambeaux, raconte Jean Provencher. Le pseudo-corbillard suivi d’une foule de charivarisseurs qui faisaient un vacarme énorme fut promené sur les principales rues du quartier où demeurait le politicien malheureux. » Rien toutefois qui s’approche de la clameur soutenue des casseroles de nos charivaris politiques des derniers jours.

14 commentaires Publier un commentaire
  1. Sylvie Pontbriand #

    L’histoire nous précède! Est-ce qu’il y a une tradition du genre chez les canadiens anglais? Verrons nous les chaudrons se faire aller d’un océan à l’autre contre la loi C-38?

    28 mai 2012
  2. Jean Provencher #

    Je n’ai pas encore trouvé traces d’une pareille tradition chez les Anglophones canadiens, chère Sylvie. What about a canadian hullabaloo ? Qui peut nous le dire ? M’est d’avis que, contre la C-38, ça leur prendrait aussi quelques concerts de casseroles.

    28 mai 2012
  3. Martinet MA #

    Le Canada anglais s’organise contre Harper

    Wed, May 30 – Casseroles Night in Canada

    https://www.facebook.com/events/420350397995306/

    28 mai 2012
  4. Jean Provencher #

    Ô, merci du renseignement ! Donc soirée des casseroles coast to coast against Mr. Harper himself and his government on wednesday night.

    28 mai 2012
  5. Béatrice Richard #

    Jean, merci pour ce magnifique et éclairant article. Le lien dans Le Devoir m’a permis de trouver ton blogue. Cela me permettra de te suivre.

    30 mai 2012
  6. Jean Provencher #

    Hé, merci, chère Béatrice ! Quel plaisir de te retrouver là soudain ! Mes amitiés à toi et à ton cher oiseau !

    30 mai 2012
  7. Hélène Fournier #

    Merci Jean de cet éclairage historique. De ma Bretagne d’adoption, je tente de m’informer de ce qui se passe au Québec et c’est de tout coeur que je suis avec les Québécois et Québécoise en ce moment. Amicalement.

    31 mai 2012
  8. Jean Provencher #

    Ah, c’est super que tu sois là, chère Hélène. Il faut veiller, il faut rester aux aguets. La résistance sera grande, mais il faut des changements, enfin, à cette société. Et nos beaux jeunes sont réveillés maintenant.

    31 mai 2012
  9. daniel gagnon #

    Salut Jean.
    J’ai finalement eu les informations que je cherchais. Je suis mieux renseigné sur les origines du charivari et du tapage de casseroles. Merrci Daniel

    20 juin 2012
  10. Jean Provencher #

    Super, cher Daniel. Bon et chaud après-midi !

    20 juin 2012

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