Pattes de mouche
Souvent, lorsque le sujet s’y prête, j’aime utiliser une carte postale comme image du jour. Il m’arrive, indiscret, de lire le court message à l’arrière. La plupart du temps, rien de flamboyant. « Nous sommes rentrés mercredi soir. On est allé souper chez Mme Bouchard dimanche soir. Des saluts et mille souhaits. » « Je pense toujours à toi, mais j’ai beaucoup d’occupations. » Pour tout saisir, il faudrait être au cœur de la vie de ces chers anonymes. D’autres fois : pattes de mouche, pattes de mouche, pattes de mouche.
Aujourd’hui, visite du bureau des rebuts du ministère des Postes des États-Unis. Le journaliste de La Patrie nous y invite le 30 mars 1901.
Les lettres mises au rebut (dead letters) ne semblent pas, de prime abord, de nature à inspirer de longs et gais commentaires. Cependant les milliers de touristes qui ont visité le bureau des rebuts, au ministère des Postes des États-Unis, sont d’accord pour déclarer que ce service est l’un des plus animés et des plus intéressants qui soient en Amérique. Rebuts ou lettres mortes, comme l’on dit en anglais, évoquent tout naturellement des idées de microbes, de ruine et autres pensées macabres et font songer à un personnel de vieux employés, maigres et osseux, aux yeux caves, composant ce que l’on pourrait appeler la division des fossoyeurs postaux. En fait, dans le bureau des rebuts, on trouve des officiers qui comptent parmi les plus brillants, les plus habiles et les plus enjoués de l’administration des postes. […]
Les rapports du ministère des Postes établissent que cinq cent mille lettres environ sont examinées par le service des rebuts et que quatre-vingt-sept pour cent de ce nombre atteignent leurs destinataires, en raison de l’instinct, de la profonde connaissance des langues étrangères et de l’expérience des écritures bizarres que possèdent les experts du bureau des lettres mortes.
La majeure partie des lettres dont l’adresse est défectueuse sont envoyées par des étrangers qui ne savent pas bien l’anglais, mais le parlent un tant soit peu en l’écorchant. Ils ont pour habitude d’écrire cette langue comme on la prononce et, souvent même, d’essayer d’en reproduire les sons avec la valeur qu’ils ont dans leur propre langue. Les personnes qui ne sont pas au fait des secrets de l’administration pensent qu’il est impossible de déchiffrer ces lettres qui sont revenues de grandes villes où s’est installée une colonie étrangère. Cependant, les experts déclarent que cette catégorie est la plus simple qu’ils aient à examiner et que, dans beaucoup de cas, ils n’ont pas besoin d’en vérifier le contenu pour renvoyer la missive à sa destination. […]
Il arrive souvent que des correspondances sans noms sont adressées dans des villes. Dans ce cas, leur ouverture permettrait, la plupart du temps, de découvrir aisément la personne à laquelle elles ont été envoyées. Mais la coutume de l’administration des postes est de respecter, autant que faire se peut, le secret des communications; elle ne se décide à user du canif violateur qu’après que toutes les autres ressources ont été épuisées. […]
Le bureau des rebuts n’est pas sans avoir souvent à examiner des envois humoristiques, comme le prouve une de nos reproductions. Pendant les régates internationales, une lettre fut envoyée qui portait pour toute suscription un dessin à la plume représentant un crâne chauve au-dessous duquel se trouvaient les lettres suivantes : «L.Y.C. — N.-Y.».
La perspicacité des officiers auxquels elle fut confiée trouva sans trop de difficultés la solution du rébus, en raison de l’intérêt causé à ce moment par la lutte engagée entre un yacht américain et un yacht anglais; ils acquirent vite la conviction que le dessin représentait le crâne caractéristique de Sir Thomas Lipton et que les lettres signifiaient Larchmont Yacht Club.
L’interprétation était bonne et l’on se trouvait bien en présence d’une facétie à l’adresse du concurrent anglais.
Comme on le voit par les indications fournies en ces quelques lignes et aussi par nos gravures reproduisant certaines adresses curieuses avec, au-dessous, la signification qui leur a été justement donnée, le bureau des rebuts ou lettres mortes est curieux, tant du point de vue des bizarreries qui lui sont envoyées que des incroyables résultats obtenus par son personnel.