Cette minute heureuse qui nous rappelle soudain l’éternel présent
L’écrivain et poète gréco-suisse Georges Haldas (1917-201) a ouvert ses carnets en 15 volumes, l’œuvre de sa vie de 1973 à 2007, avec un texte magnifique sur Les Minutes heureuses.
Déjà, je vous proposais ses premières lignes. Et voici maintenant comment il définit ces minutes heureuses, ces poignées soudaines sur l’essentiel. À l’occasion d’un matin pareil à tous les autres matins et cependant pas pareil, il suffit, par exemple, que les cloches se mettent à carillonner pour trouver le dénominateur commun de toutes les différences, de retrouver certains moments vécus jadis, insignifiants en apparence, et qui avaient été comme enfouis sous le coup d’une véritable alchimie intérieure, remontant à notre mémoire.
Et l’auteur de donner quelques autres exemples : ces poubelles posées de guingois au bord du trottoir, le couvercle en l’air, ces façades de maison sans aucun caractère « et qui, dans la lumière de ce premier automne, et, si j’ose dire, l’éclairage psychique propre aux minutes heureuses, paraissent belles soudain, d’une beauté pénétrante et douce et rayonnante, et au sein de laquelle on ne peut s’empêcher de percevoir comme une connivence et une secrète invite.
C’est ainsi que tout, dans la minute heureuse, accède à ce qu’on appelle beauté. Rien n’y est plus laissé à l’enfer de la disgrâce, de la relégation, du mépris. Il n’y a plus, entre les choses, d’inégalité. Dans la mesure où tout est organiquement relié et participe d’une unité intime.
Et l’auteur de rajouter : telle matinée passée au bord de la rivière sur ce chemin bordé de saules (depuis longtemps disparu), le long des étendues maraîchères où tournaient, majestueux en leur lenteur, et traversées d’un arc-en-ciel, des jets d’eau ; telle matinée, oui, ou telle station dans un de ces estaminets de banlieue d’alors : l’un des rares, ici, où l’on pouvait prendre un verre sur le zinc, tandis que, par la porte ouverte, pénétrait le soleil d’avril, et qu’un vieil homme à barbe rousse tapotait sa pipe sur le bord du cendrier (et ce petit bruit vous accompagnera, on ne sait pourquoi, durant toute votre vie). Et tant d’autres heures, d’autres moments où rien, pensait-on, ne se passait, et qui, magiquement, convoqués par la minute heureuse, montent au rendez-vous du présent, d’un éternel présent : celui qui déjà porte les minutes heureuses à venir, nous assurant par là d’un permanent relai.
Nous reviendrons au moins une autre fois sur les minutes heures de Georges Haldas.
Georges Haldas, L’État de poésie, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme, 1977, p. 14-16.