La belle lavandière de la rivière de la Madeleine
Nous étions à bord du Napoléon III.
Nous revenions d’une rude campagne faite dans le golfe St-Laurent.
Les côtes désertes, brumeuses, du Labrador, les icebergs du détroit de Belle-Isle, les falaises abruptes, tristes, neigeuses de Terreneuve venaient de défiler sous nos yeux pendant des semaines et des semaines.
Un soir, l’ordre est donné de rallier le cap de la Madeleine, promontoire sis sur la côte riante et ensoleillée de la Gaspésie.
Toute la nuit se passa en route.
Au petit jour, l’ancre du Napoléon III mordait le fond. Les baleinières quittaient les porte-manteaux et les permissionnaires gagnaient terre.
À cette heure, l’atmosphère était tellement pure, sereine, que l’œil atteignait à des distances infinies. Une légère fraîcheur venant de la mer annonçait que la journée serait tempérée.
Les poumons se remplissaient d’un air vivifiant et, mis en belle humeur par ces heureux pronostics, le jarret souple, solide, nous étions déjà rendus près du phare de la Madeleine.
De là, nous pouvions embrasser un de ces panoramas, comme je ne me souviens plus d’en avoir contemplé depuis mes courses à travers la Cordillière, les Alpes, la Corse, le chemin de la Corniche entre Marseille et Gênes.
Devant nous, la mer immense, profonde, toujours bruissante, allait se perdre à l’horizon. Sous nos pieds, le cap s’élançait perpendiculairement de la grève. Il venait offrir à la brise le parfum des trèfles blancs et des marguerites qui faisaient prairie à son sommet.
Derrière un banc de sable — défait et refaçonné sans cesse en croissant par la mer — la rivière de la Madeleine nouait ses méandres. Leur tranquillité n’était troublée que par le saumon, que par la truite qui sautaient.
Au loin, le paysage magique, qui s’étendait devant nous, allait se heurter et s’arrêtait brusquement aux contreforts des Schickshoks — branche des Allegahanys — qui laissait flotter au vent sa sombre chevelure de sapins.
Le soleil levant inondait de ses feux une partie de ce tableau incomparable. Seuls le moulin de la Madeleine et les quelques maisons qui l’entourent restaient encore dans la pénombre. Plongés dans le sommeil, ils rêvaient à la lumière qui venait à eux.
Nous étions en extase devant ces merveilles de Dieu et je ne saurais dire combien de temps cela durait, lorsque nous entendîmes monter de la rivière un bruit de battoirs, entremêlé de rires, de fredonnements.
C’était un groupe de laveuses. Les bras nus, la chevelure nouée par un ruban bleu, noir ou rose, elles blanchissaient le linge du dimanche.
Tout-à-coup, l’une d’elles, grande fille, brune, à la taille élancée, se prit à chanter d’une voix douce mais forte ! Elle disait ce vieux noël qui se répète encore dans nos chaumières acadiennes et canadiennes-françaises. Autour d’elle, ses compagnes jouaient du battoir en cadence. Elles se joignaient à la chanteuse en disant gaiement ce refrain :
— D’où viens-tu, bergère ?
D’où viens-tu ?
Et la brune lavandière reprenait :
Je viens de l’étable
De m’y promener ;
J’ai vu un miracle
Ce soir arrivé
— Qu’as-tu vu, bergère ?
Qu’as-tu vu ?
J’ai vu dans la crèche
Un petit enfant
Sur la paille froide
Mis bien tendrement.
— Rien de plus, bergère ?
Rien de plus ?
Sainte Marie sa mère
Lui donnant le lait
Et saint Joseph son père
Tout tremblant de froid.
— Rien de plus, bergère ?
Rien de plus ?
Y’a trois petits anges
Descendus du ciel
Chantant les louanges
Du Père Éternel.
Touchant n’est-ce pas ce naïf noël ? touchant ce doux refrain ? Il montait vers Dieu du milieu de cette création sauvage. Il s’en allait raconter au golfe Saint-Laurent, aux forêts de la Nouvelle France, les commencements de la Rédemption de l’homme.
Nous étions tout oreille. L’émotion nous gagnait. Tout-à-coup, il se fit un silence. En se retournant, la bonne fille nous avait aperçus et, comme on est toujours curieux dans la tribu de Loth, elle fut suivie du regard par ses compagnes, Les battoirs cessèrent de tomber en cadence. C’était le temps de parlementer, mais, malgré nos supplications, nous ne pûmes retirer de la belle lavandière de la rivière de la Madeleine que le refrain du vieux noël :
— Rien de plus, bergers ?
Rien de plus ?
[Narcisse-Henri-Édouard] Faucher de Saint-Maurice [1844-1897].
Le Canadien (Québec), 27 décembre 1886.