Alphonse Lusignan parle du mois de novembre
Ce journaliste fait partie des grands écrivains québécois d’il y a un un plus de cent ans. Il a traité de mille et un sujets, mais, étonnamment, il aimait s’attarder au mois de novembre. Voici l’extrait d’un de ses textes sur le mois dit des morts, « Novembre ».
Novembre s’ouvre par un glas. Aucun mois n’est plus désolé. Sa consécration au culte des morts et l’inénarrable tristesse de la nature en font l’époque la plus lugubre de l’année. […] Le ciel est blafard, l’onde est troublée, le bois se déserte, les nuées sont grisâtres ; le pied des bestiaux ne foule plus le chaume, les nids sont vides, la plaine nue, la vie absente. Ce n’est plus l’automne salubre qui rit dans les arbres chargés de fruits, et ce n’est pas encore l’hiver aux blancs frimas. […]
Les doubles croisées apparaissent aux fenêtres, on clôt toutes les ouvertures ; la ouate molle bouche les interstices ; le père de famille jette un œil sur son bûcher. Le jour est court, et la lampe s’allume de bonne heure. La veillée sera longue. […] La pluie fouette les vitres, ou la grêle crépite sur le toit, ou la neige tombe en flocons drus. Les chaudes fourrures qui sentent le camphre sortent des armoires et des coffres. La boue forte des campagnes, la boue sale de la ville s’attache à nos semelles. Vienne donc l’hiver plutôt, et au plus tôt ! […]
Le soir, les enfants se sont réfugiés dans le giron de leur mère, frappés de frayeur ; s’ils allaient voir des revenants ! Pas un n’a gagné seul son petit lit où l’attendaient l’oreiller moelleux et les chaudes couvertures. Les grands… les hommes faits eux-mêmes ne vont dans une pièce obscure, où ils pénètrent tous les soirs, que la bougie à la main, ou un compagnon à leurs côtés. C’est hier que personne ne troublait le silence des greniers et des caves.
Le garçon de ferme, qui faisait son train à la lueur du fanal, en proie aux souleurs, croyait voir un fantôme dans toutes les ombres qui se jouent aux pans de l’étable, ou entendre le soupir d’une âme en peine quand ces bêtes respiraient. […] Le soir, tout le monde, jeunes et vieux, redoutaient les ténèbres.
Vous avez des vôtres qui dorment au cimetière, et tous les soirs la cloche de la paroisse tintera pour les rappeler à votre mémoire, et du fond du cœur une ardente prière s’échappera pour les chers absents. De profundis !
A. Lusignan.
Le Franco-Canadien (Saint-Jean-d’Iberville), 2 novembre 1893.