Le vieux conteur
Sur ces chantiers voisins, tout fleuris de copeaux,
Quelque vieux loup de mer qui meuble son repos
Nous explique le jeu des cordes et des toiles,
L’art de prendre la brise au piège, sans risquer
De tomber dans le sien, et comment abraquer
Les boulines, par vent de biais, défavorable,
Et comment faire un nœud, comment filer les socs,
Et que telle manœuvre est bonne, quand les focs
Faséyent, et qu’il est de beaucoup préférable…
Et dire que ces mots sont des gestes vivants !
Que pour lui, le pêcheur, s’approprier les vents,
Savoir mettre à profit les courants, les marées,
Trouver le lieu propice où filer le grappin,
Remorquer le chalut face aux lames cabrées,
Que tout cela pour lui veut dire un peu de pain
Et que chacun des siens, enfin, pourra connaître
Le chaleureux orgueil d’avoir à sa fenêtre
Ce qu’il faut de carreaux pour repousser l’hiver ! […]
* * *
Et nous-mêmes, soudain, quel doute nous effleure ?
Aurions-nous donc senti le passage de l’heure ?
Serait-ce que tout bas, regardant ce vieillard,
Chacun songe à part soi : « Lui que l’âge désœuvre,
Comment croire qu’un jour, par un beau vent gaillard,
Pour la première fois il fut à la manœuvre
Et dans ses bras chantait la jeunesse du ciel ? »
Est-il possible, Iseut, que ce destin cruel…
Ah ! quel blasphème ! Nous ? Devant ton clair visage,
Qui ne voudrait railler cet impudent présage ?
Les autres, oui : mais nous, d’avance triomphants,
À l’abri du destin promis aux autres hommes,
La jeunesse est en nous immortelle ; nous sommes
À jamais beaux et forts, à jamais deux enfants,
Pour toujours deux gamins écoutant une histoire.
Robert Choquette, Poèmes choisis, Montréal, Bibliothèque canadienne-française, Éditions Fides, 1970. * * *
La photographie est l’une de celles d’un café philosophique tenu avec Jacques Senécal au café Chez Temporel, rue Couillard, à Québec, 17 mars 2017.