Mais que fait le père de famille dans tout cela ?
Voici, décidément, venir le printemps, saison bénie où, comme le disait Théodore de Banville :
« Où toute créature a le cœur plein d’ivresse,
Excepté les pervers et les marchands de bois. »
Ce n’est pas cependant sans une sourde inquiétude que les pères de famille voient pointer les premières verdures. Instruits par l’expérience, ils savent, les malheureux, qu’ils vont avoir à subir les rudes épreuves du grand ménage du printemps.
Déjà l’on en parle à mots couverts et le balai de la ménagère prend aux yeux de l’époux des attitudes d’épée de Damoclès.
Chaque soir, il s’endort en se demandant avec angoisse : « Sera-ce pour demain ? » La nuit, il ne rêve que savons, peintures et papiers peints et le matin, dès son réveil, il se murmure en frissonnant : « C’est peut-être pour aujourd’hui ! »
Enfin, le jour fatal arrive !
Quel Dante en miniature, quel célibataire cruel saura décrire les purgatoires que deviennent en ces heures-là tous les petits paradis bourgeois.
Au matin, au moment où l’époux va partir pour gagner son pain à la sueur de son front, la compagne de sa vie lui annonce que le jour du nettoyage est arrivé. Pris au dépourvu, l’homme pâlit, se trouble, balbutie de timides représentations, demande un sursis et puis s‘en va en proie à une sombre mélancolie.
Le retour, si allègre d’ordinaire, s’effectue avec lenteur. Le « paterfamilias » s’accroche à tous les obstacles, à l’ami rencontré, au chien écrasé, au feu de cheminée, au rassemblement. Des tentations l’obsèdent quand il passe devant les hôtels. Des désirs étrangers éclosent dans sa conscience. Il souhaite d’être pour huit jours oiseau, blanchisseur chinois, cheval de fiacre, mikado, tout enfin, sauf ce qu’il est, c’est-à-dire « le monsieur chez qui on fait le grand nettoyage ».
Peut-on lui en vouloir de ces vœux insensés ? À peine a-t-il franchi le seuil de sa demeure qu’il pénètre en des paysages de tremblement de terre.
Les chaises s’échafaudent sur les tables, les armoires et les buffets ont changé de places, les lits ont pris des attitudes insolites. C’est la « débâcle » du mobilier conjugal. Dans l’atmosphère flotte une indéfinissable odeur de lessive, de poussière et de peinture fraîche. Le chat familier, saisi de terreur, s’est enfui.
Dans un coin, les enfants jouent au « soir de désastre » et cassent quelque potiche, pour se distraire. Retournés dans un coin noir, les portraits des ancêtres ne présentent plus que des dos poussiéreux……
Et ce n’est que le commencement ! Le lendemain, les fenêtres n’ont plus de rideaux et les planchers humides semblent pleurer leurs tapis disparus. Et cela dure trois jours, quatre, huit quelquefois.
Mais, si grand qu’on le suppose, un nettoyage a toujours une fin qui coïncide avec la fin des tribulations printanières des paterfamilias.
M. D.
Le Canada (Montréal), 14 avril 1904.