Étrange rumeur durant la messe de Pâques
Iberville est une communauté le long de la rivière Richelieu, tout juste en face de Saint-Jean. Le 1er avril, jour de Pâques, une rumeur commence à courir parmi les fidèles dès la sortie de la messe.
Dimanche, à l’issue du service divin, la population si paisible de notre petite ville a été mise dans un état d’excitation bien excusable en apprenant que des jeunes gens venaient de trouver le corps d’un noyé tout près d’un quai et qu’ils l’avaient déposé dans une chaloupe en attendant l’arrivée du coroner.
Est-il nécessaire d’ajouter qu’on se précipite à la hâte dans la direction du quai en question ?
Maints pieds mignons poussés par une curiosité impérieuse ne craignent pas d’affronter les mares et la boue qui entourent le quai vermoulu. À leur tête, un juge de paix justement célèbre par la majesté de son maintien, oublieux de sa dignité, court, vole au-devant, franchissant l’espace qui le sépare du cadavre repêché, pendant que les matrones, moins ingambes, s’empressent en murmurant entre elles : voilà ce qu’on gagne à s’aventurer sur la rivière pendant la messe.
Déjà plus de cent personnes sont là sur les planches oscillantes et gluantes de limon, les yeux tendus dans la direction de la chaloupe où raidi par la mort s’étend le cadavre recouvert d’un drap blanc. Un frisson d’angoisse secoue la foule quand elle aperçoit un officier ministériel tirer avec précaution la chaloupe près du quai.
Attendez le coroner, crie une voix, lui seul a le droit de toucher au cadavre. Je connais mon devoir, répond le «ministériel» et lentement, pendant que perle à son front une sueur froide, il soulève le drap. La foule est là, bouche bée, haletante. Les dames poussent de légers cris, se couvrant le visage de leurs doigts écartés, les hommes silencieux les rassurent du geste.
Horreur ! L’enlèvement met à nu une planche sur laquelle s’étale, chétif et maigrelet…… un pauvre hareng saur qui n’avait jamais rêvé à une sépulture aussi pompeuse. Poisson d’avril ! s’écrient les loustics sous les regards malicieux desquels s’écoule, ahurie, la foule curieuse qui juge à propos de partager leur hilarité devant un tour aussi bien joué que réussi.
Le Canada français, 6 avril 1894.