Incursion dans la vie des musiciens ambulants (second de deux billets)
Nous poursuivons notre voyage commencé hier dans l’univers des musiciens ambulants à Montréal.
Les joueurs d’accordéon nous ont abandonnés eux aussi. Le dernier représentant des maîtres de cet instrument en coulisse a été forcé par un juge mélomane de quitter le pays. Je soupçonne que le magistrat était encore plus offusqué de la musique du malheureux que de sa physionomie personnelle. Pourtant, pendant longtemps, l’accordéon a été un des instruments favoris du peuple, et a présidé à bien des bals et des sauteries, à côté du violon et de la «bombarde».
Les violoneux ont subi le même sort. Où sont donc les Durand, les Dubois, les Poutré et les Forget ? Nous n’entendons plus le grincement de l’archet sur le violon à trois cordes, cherchant à accompagner une voix de poulailler, beuglant :
Rose, je t’en supplie !
Viens soulager ma douleur !
Rose, ma vie
Viens soulager mon cœur.
Les trognes enluminées de ces artistes, fervent de l’art et de la bouteille, sont à peu près oubliées et le dernier de ces musiciens est un petit Italien qui joue des cake-walk en face des hôtels, et ne semble pas avoir pour un sou d’orgueil en sa profession.
Que les temps sont changés ! Les grands hommes que nous avons cités ci-dessus étaient fiers comme des hidalgos et n’auraient pas changé de sort avec un grand d’Espagne. Ils avaient la vocation.
Mais, comme disaient nos arrières-grands-pères, ou sont donc les neiges d’antan ?
Vous souvenez-vous des «bandes allemandes» ? C’était ordinairement cinq ou six gros blonds, un basse, un cornet, un alto, une flûte et une clarinette. Vêtus d’un costume uniforme et d’une expression rêveuse, ils se bloquaient au coin d’une rue quelconque, et, au signal du piston, qui ordinairement était le conducteur, ils commençaient une sérénade effrénée.
Les cuivres enterraient les bois. Les plaintes de la clarinette ne voyaient le jour que lorsque l’artiste perdait la mesure. La flûte sifflotait en tremblant trois notes au-dessus du ton. Le cornet, en sa qualité de conducteur, faisait des vocalises à haute pression, tandis que la basse boumboumait à intervalles égaux. C‘était prestigieux. Le programme ne variait pas beaucoup. Depuis la marche du général Boulanger jusqu’à la marche funèbre de Chopin, c’était toujours des marches et des galops.
Eh bien, ces musiciens, ces gens qui se sont époumonés à nous donner de la musique et des maux de tête sont disparus. L’enthousiasme et les gros sous n’ont pas répondu à leurs efforts et ils ont abandonné cet ingrat métier. […]
Il ne nous reste donc plus que les pianos mécaniques. C’est à peine si nous voyons de temps à autre un respectable Italien à la barbe blanche, à l’aspect prophétique, tourner avec flegme la manivelle d’un piano vieux modèle. Il ne pratique que dans les faubourgs. Il traîne son instrument à une patte dans les ruelles et les carrefours; et là, solennel et abruti, il lui fait répéter son éternel répertoire.
Autrefois, le père Luigi avait un singe qui dansait au son de la musique, mais, comme il s’est aperçu que les enfants pouvaient le remplacer avec avantage, il a envoyé le singe à l’école. […]
Le nombre des pianos mécaniques tend à diminuer. Ses beaux jours sont finis et le graphophone l’a éclipsé. Pourtant, il n’y a pas à choisir entre les deux tortures. Mieux vaut être étourdi par la «furia», la «maestra» des orgues que par les grincements du graphophone. Mais, depuis l’invention d’Edison, le piano n’est plus aussi populaire et personne ne s’enthousiasme en entendant la marche funèbre de Beethoven, ou la symphonie pathétique de Tchaikowsky, exécutée sur une mesure de galop où passent des roulades et des accords chromatiques dévergondés. Eh non, ces prestigieux efforts nous laissent indifférents, et bientôt les instruments de musique ambulants comme les musiciens des rues seront une chose du passé
Pauvre musique ! Pauvres gens !
La Patrie (Montréal), 14 novembre 1903.