Et la lune, elle, est-elle habitée ?
L’astronome français Camille Flammarion (1842-1925) croit que les télescopes des années 1880 ne permettent pas d’affirmer qu’il n’y a personne sur la lune. L’homme demeure prudent.
Il pourrait se faire que nous eussions sous les yeux des cultures, des plantations, des chemins, des villages, des cités populeuses, et, si la vision télescopique devenait assez perçante, des édifices, des habitations même, sans que l’idée pût nous venir de voir dans ces objets des œuvres dues à la main des Sélénites — si toutefois encore ils ont des mains. Nous ne les reconnaîtrions pas. Ce qu’il faudrait voir, c’est du mouvement, ne fût-ce que celui d’un troupeau.
Répétons-le, nos meilleurs télescopes ne rapprochent pas la Lune à moins de quarante lieues. Or, à une pareille distance, il est non seulement impossible de distinguer les habitants d’un monde, mais les œuvres matérielles de ces habitants eux-mêmes restent invisibles; chemins, canaux, villages, cités populeuses même, restent cachés par l’éloignement. On prend, il est vrai, d’admirables photographies, et ces photographies possèdent, à l’état latent, tout ce qui existe à la surface de la Lune.
S’il y a des habitants, ils y sont, eux, leurs demeures, leurs travaux, leurs cultures, leurs édifices, leurs cités. Oui, ils y sont ! et il est difficile de se défendre d’une certaine émotion lorsqu’on tient une des photographies entre les mains et qu’on se dit que les habitants de la Lune sont là (s’ils existent), et qu’un grossissement suffisant pourrait permettre de les apercevoir, comme on voit au microscope l’étrange population d’une goutte d’eau !
Malheureusement, ces photographies, tout admirables qu’elles sont, ne sont pas parfaites; on les agrandit bien un peu, cinq fois, dix fois, mais on agrandit en même temps le grain du collodion et les défauts de l’image, et tout devient bientôt vague et diffus, moins utile et moins agréable à analyser que le cliché primitif.
Nous ne pouvons donc que nous restreindre à étudier avec soin les plus petits détails, à les dessiner exactement, à les réobserver d’année en année, et à constater les variations ou mouvements qui pourraient s’y produire.
Ceux qui s’appuient sur la différence qui existe entre la Lune et la Terre pour nier la possibilité de toute espèce de vie lunaire, font non pas un raisonnement de philosophe, mais (qu’ils me pardonnent cette expression) un raisonnement de poisson…
Tout poisson raisonneur est naturellement convaincu que l’eau est l’élément exclusif de la vie, et qu’il n’y a personne de vivant hors de l’eau. D’autre part, un habitant de la Lune se noierait sûrement en descendant dans notre atmosphère si lourde et si épaisse (chacun de nous en supporte 15,000 kilogrammes). Affirmer que la Lune est un astre mort, parce qu’elle ne ressemble pas à la Terre, serait le fait d’un esprit étroit, s’imaginant tout connaître et osant prétendre que la science a dit son dernier mot.
Camille Flammarion.
Le Monde illustré (Montréal), 6 octobre 1888.
La photographie de la Lune est attachée à ce propos de Camille Flammarion.