Un ours pour un évêque
Le célèbre naturaliste [Alfred Edmund] Brehm racontait dans une conférence la jolie historiette suivante qu’il a apprise en Sibérie :
«Il y a quelque temps, un habitant du village de Tomski-Sovod était allé avec sa charrette dans un bois voisin pour y ramasser des pignons doux. Il avait déjà rempli à moitié son véhicule, lorsque, revenant avec une nouvelle charge, il aperçut grimpé sur sa voiture un ours qui, d’un air de profonde satisfaction, mangeait de ces fruits dont sa race est très friande.
«Le paysan, tout bouleversé, se mit à crier à son cheval : hu, hua; cela fit aussitôt détaler l’animal, qui sans avoir aperçu l’ours qui était venu par derrière, commençait à en sentir l’odeur.
«Mais celui qui fut le plus effrayé fut maître Martin, qui, se sentant emporté au galop, se mit à pousser des hurlements lamentables, qui naturellement firent prendre au cheval une course folle vers son écurie.
«À l’entrée du village se tenaient, justement rassemblés, revêtus de leurs plus beaux habits, les autorités et les notables; on attendait l’évêque pour la confirmation.
«Sur un signe donné par un gamin monté sur le clocher, et qui aperçut la nuée de poussière élevée par la charrette, les cloches de l’église sonnèrent à toute volée, et, au moment où la voiture atteignit les premières maisons, les habitants entonnèrent le cantique : Gospodine pomilij.
«Qui saurait dépeindre les ébahissements effarés, lorsqu’au lieu de l’évêque ils virent passer devant eux l’ours qui, secoué par les cahots, ne parvenait plus que, de temps à autre, à pousser quelques grognements d’épouvante ?
«Devant cette apparition infernale, on se mit à fuir dans tous les sens, de sorte que lorsqu’un peu plus loin la voiture vint à verser contre une borne, l’ours put, sans être inquiété, regagner à la hâte la forêt.»
Le Sorelois, 15 mai 1883.
L’illustration des ours noirs est extraite de l’ouvrage d’Alfred Edmund Brehm, Les mammifères, caractères, mœurs, chasses, combats, captivité, domesticité, acclimatation, usages et produits, Édition française par Z. Gerbe.