Réflexions sur le souvenir
Dans L‘Écho des Bois-Francs (Victoriaville) du 9 février 1901, Arthur Alain médite, dirait-on, sur la notion de souvenir.
Quelques fois, les souvenirs semblent être comme les roses, ils s’effeuillent sous le temps et le temps les effeuillent. Ils fanent dans l’oubli et souvent meurent sous le manque de caresses.
Les souvenirs récents, ceux de la veille, sont plus forts, plus précis que les autres, qui sont ensevelis sous les années passées; et lorsque l’homme, s’aidant d’imagination, s’enferme dans de récents souvenirs, ils deviennent parfois si forts et précis qu’ils font sourire ou pleurer.
Les autres, les anciens souvenirs, tout en gardant leur beauté et leur charme, ne sont ni aussi vifs, ni aussi poignants, et si de temps à autres on ne les caresse pas, ils semblent se couvrir d’un voile épais; plus tard, il faut forcer la pensée et l’imagination pour y retrouver les détails qu’on reverrait facilement dans ceux d’hier.
Aujourd’hui, un caprice du destin veut que je sois seul dans ma chambre. Je regarde ce qui se passe autour de moi. Au-dessus de moi, dans les nombreuses rues qui sillonnent en tout sens la grande ville, lui donnant l’air mystérieux d’un labyrinthe, passent et repassent des milliers de personnes aux multiples allures, aux joyeuses paroles, aux doux sourires.
Et dans cette foule vivante de personnes, dont les mouvements ondulés ressemblent à ceux d’un champ dont les herbes immenses se courberaient sous la force du vent, on voit tout ce qui forme le monde, jeunes et vieux, riches et pauvres. Plus loin, où l’horizon semble commencer, de gros nuages noirs et blancs, disparaissent avec vitesse en s’entrelaçant sous les caprices d’Éole qui les chasse devant lui : tel le temps nous pousse vers le tombeau.
Et lorsque mes yeux se tournent et regardent plus haut, ils ne voient qu’un immense voile noir, que commencent à percer quelques étoiles parsemées dans la voûte du ciel comme les jours heureux dans les pages de la vie. En regardant ces choses, je brûle par fantaisie une cigarette, dont la fumée qui monte d’abord droit au-dessus de moi, s’élance ensuite en tourbillonnant à travers la croisée, allant se perdre dans l’infini, comme les jours qui s’écoulent et tombent dans le passé.
Ma foi, si ce caprice croit me punir en me laissant ainsi seul, il se trompe beaucoup, et les sourires qui flottent sur mes lèvres doivent le froisser. Que m’importent toutes paroles et ces sourires ! que m’importent toutes ces choses qu’un rien dissipe ! N’ai-je pas avec moi «Les souvenirs» ?
Oh ! Comme je revois de beaux jours, comme j’entends de douces paroles murmurer à mes oreilles ! comme il me semble sentir d’enivrantes caresses sur mes lèvres qui malgré moi frissonnent. Comme il y a de belles choses dans ces petits nuages de fumée bleuâtre qui s’échappent de cette cigarette ! Comme ils sont doux les souvenirs d’autrefois, et combien plus encore le sont ceux d’hier.
Arthur Alain