L’Italie est-elle devenue dangereuse ?
À en croire le correspondant de l’Indépendance belge à Rome, il faut peut-être y penser sérieusement avant de songer à aller y vivre. La Patrie du 9 juillet 1890 reproduit la longue lettre du journaliste. Extraits.
Nos mœurs, écrit le correspondant, tournent au picaresque, et le vieux Polichinelle, qui rosse les créanciers de son maître et qui s’amuse à vivre joyeusement dans les alentours du code pénal sans jamais y donner en plein, est un parangon de vertu à côté des tristes héros qui, depuis quelque temps, remplissent le cadre de la chronique italienne.
Le banditisme classique revient en honneur, le vol à main armée, le meurtre, l’agression sont à l’ordre du jour. Ici, l’on pille, là-bas, on capture. Les routes de la péninsule sont encombrées de gens suspects qui attendent une proie au passage. Fra Diavolo et Zampa ont brisé le couvercle de leurs tombeaux et, comme les héros scandinaves de la légende, ils hantent les bois et les campagnes, suscitant des légions d’imitateurs […].
Au centre même de la capitale, on n’est même plus sûr de retrouver, après dix heures, la porte de son domicile. Les écumeurs de nuit sont maîtres de la rue, comme s’il n’y avait plus de police, et ne se grisent plus pour choisir leurs victimes. L’autre soir, un ancien ministre de l’instruction publique, M. Banelli, a été pris au collet au moment même où il allait introduire un passe-partout dans la serrure de la porte de son habitation. […]
À Civita-Castellana, un de ces derniers soirs, de pacifiques archéologues qui, dans la journée, étaient allés visiter les ruines étrusques du voisinage, furent assaillis et malmenés par des carabiniers qui étaient à l’affût. Ils essuyèrent, presque à brûle-pourpoint, un feu de mousqueterie. Les carabiniers s’étaient embusqués pour surprendre une troupe de brigands qui infeste la campagne, et, sous prétexte que la nuit tous les chats sont gris, ils avaient tiré sur les premières personnes qui avaient eu le malheur de passer à leur portée. […]
Il ne faut pas s’étonner de ces anomalies sociales, car le mauvais exemple part d’en haut. La bourgeoisie italienne, qui devrait, par esprit de conservation et même par grâce d’État, être un modèle de probité et de vertu, donne des signes indéniables de déconfiture morale. Les sociétés de banque tombent comme des capucins de cartes, les caissiers éprouvent depuis quelque temps, comme les cailles, les hirondelles et les cigognes, un invincible besoin de locomotion, avec cette différence qu’ils ne ressentent point le désir de retour, à l’instar de ces animaux qui ramènent le printemps. Les caissiers, eux, une fois partis, ne ramènent jamais rien. […]
Enfin, pour compléter ce tableau de la vie italienne, on juge, en ce moment, à la cour d’assises de Frosinone, le procès des malfaiteurs d’Artena qui, au nombre de trente-deux, sont accusés de meurtre, de vols, d’arrestation à main armée. Parmi les prévenus, on remarque une femme et un jeune homme de dix-sept ans. Le procès dure depuis une vingtaine de jours et l’issue en est incertaine, car les témoins qui pourraient déposer contre les accusés s’en gardent bien, le point d’honneur consistant, en ce pays, à ne jamais seconder la justice.
Ce point d’honneur est d’autant plus rigoureusement observé que celui qui faillit est implacablement immolé par les intéressés ou par leurs parents.