Le Loup de Gubbio
Attention, vous vous demanderez : «Mais où est-il rendu, ma foi ?» Je vous propose de me suivre. Mais si vous ne vous plaisez pas, arrêtez-vous en chemin.
Dans ma prime enfance, je ne sais plus où ai-je lu un jour, ou qui m’avait raconté l’histoire du Loup de Gubbio. Pourquoi donc en suis-je venu à complètement oublier ce récit ?
Mais voilà, ô bonheur, que Le Franco-Canadien, l’hebdomadaire de Saint-Jean-sur-Richelieu, du 16 mars 1888, me ramène soudain en arrière de plus de 60 ans, avec Le Loup de Gubbio. Il faut que j’en échappe des extraits pour la suite du monde, pour ne plus jamais que l’oubli l’emporte.
Au temps où saint François vivait dans la ville de Gubbio, apparut un loup énorme, terrible et féroce, lequel dévorait non seulement les animaux, mais encore les hommes, de telle sorte que tous les habitants étaient saisis de frayeur. Car plusieurs fois il s’était approché de la ville et tous s’en allaient armés quand ils sortaient de leurs maisons, comme s’ils partaient à la guerre. Et même ils ne pouvaient ainsi se défendre contre sa dent meurtrière, si quelqu’un se trouvait seul et la crainte du loup devint telle que personne n’osa s’aventurer hors de sa demeure.
C’est pourquoi saint François, touché de compassion pour les hommes de cette contrée, voulut sortir pour aller à la recherche du loup, contre l’avis des habitants, qui s’opposaient à ce dessein. Mais lui, faisant le signe de la croix, sortit de la ville avec ses compagnons, plaçant en Dieu toute sa confiance.
Après avoir fait quelques pas, ses disciples, saisis de frayeur, n’osèrent l’accompagner plus loin; mais saint François prit courageusement le chemin qui conduisait à la tanière du loup. Il y avait là un grand nombre d’habitants de la ville, qui étaient accourus pour voir le miracle. Et, en effet, le loup sortit à la rencontre de saint François avec la gueule ouverte; et s’approchant de lui, saint François lui fit le signe de la croix, l’appela et lui dit : «Viens à moi, frère loup; je t’ordonne au nom du Christ de ne faire aucun mal ni à moi, ni à aucune autre personne.»
Chose merveilleuse ! dès que le saint eût fait le signe de la croix, le loup terrible ferma la gueule, cessa de courir, et obéissant à son ordre, s’approcha avec douceur, et comme un agneau se jeta aux pieds de saint François, qui lui parla ainsi :
«Frère loup, tu as fait beaucoup de mal dans ce territoire, et tu as commis de grands crimes, offensant et tuant les créatures de Dieu sans sa permission; et non seulement tu as tué et dévoré les animaux, mais encore tu as poussé l’audace jusqu’à tuer les hommes faits à l’image de Dieu, et pour tous ces forfaits tu as mérité la potence comme larron et homicide; pour cela, les gens parlent de toi, et toute cette contrée s’est déclarée ton ennemi. Mais moi, je viens, frère loup, rétablir la paix entre toi et tes ennemis; si tu promets de ne plus leur nuire, ils te pardonneront tes offenses passées, et ni les hommes ni les chiens ne te poursuivront plus désormais.»
Après ces paroles, le loup, par un mouvement du corps, de la queue et des yeux, et par les inclinaisons de tête, montrait qu’il acceptait ce que saint François lui disait et qu’il voulait l’accomplir.
Et alors saint François ajouta : «Frère loup, puisque tu consens à faire et à garder la paix, je te promets de te fournir des aliments tant que tu seras en vie, imposant cette obligation aux habitants de la ville, et ainsi tu ne seras plus tourmenté par la faim, car je sais très bien que c’est la faim qui t’a fait commettre tant de crimes. Mais, à cause de cette faveur que je t’accorde, je veux, frère loup, que tu me promettes de ne faire du mal à aucune personne, ni à aucun animal. Me le promets-tu ?» — Le loup, inclinant la tête, fit connaître d’une manière évidente qu’il le promettait. […]
Le loup obéissant s’en alla avec lui avec la douceur d’un petit agneau; ce que voyant les habitants de Gubbio, ils en furent saisis d’admiration. Dès que le bruit de cette merveille fut répandu dans la ville, tout le monde, hommes et femmes, grands et petits, jeunes et vieux, accourut sur la place pour voir le loup avec saint François. […]
«Écoutez, mes petits frères, le frère loup qui est devant vous autres m’a promis et donné sa parole de faire la paix avec vous et de ne vous offenser jamais en rien; et vous autres vous devez lui promettre de lui donner toutes les choses nécessaires, et moi je me donne garant pour lui qu’il observera fidèlement le traité de paix.» En entendant cela, tout le peuple promit de nourrir le loup tant qu’il vivrait. […]
Après cet événement, le loup vécut deux ans dans Gubbio, et il entrait dans les maisons et en sortait familièrement sans faire aucun mal à personne, sans être ni molesté, ni poursuivi par les habitants, et il était généralement alimenté par eux. Et quand il allait, comme nous l’avons dit, dans les champs et dans la ville, on ne vit jamais aucun chien être assez hardi pour le molester. Enfin, après deux ans, frère loup mourut de vieillesse; ce qui fut un grand deuil pour les habitants, parce que, en le voyant aller avec tant de douceur et d’humilité dans la ville, ils avaient plus présents à leur esprit les mérites du petit pauvre saint François.
Sûrement que personne, aujourd’hui, ne connaît l’histoire du Loup de Gubbio au Québec. Mais, en Europe, elle est encore fort présente. Il suffit de l’appeler avec un moteur de recherche pour que le Loup de Gubbio vous apparaisse de plusieurs façons. Et même le sérieux quotidien français Le Monde — je m’en réjouis — a son article sur le Loup de Gubbio. Article intéressant d’ailleurs.
J’aimerais tant un jour découvrir une nouvelle biographie de cet homme d’Assise qui ne baignerait pas dans des bondieuseries. À mon avis, l’homme n’était pas aux bondieuseries; il avait un solide fond, j’en suis certain, sur sa conception du monde et l’idée qu’il se faisait des bêtes autres que la nôtre.
L’illustration de saint François et de son loup, bordée d’une mésange et d’un rouge-gorge, provient du site suivant.
Jacques Le Goff est un historien et médiéviste français qui a écrit quelque chose de très bien sur François; On y parle évidemment du Loup de Goubbio, mais le ton de l’ouvrage est tout à fait inhabituel et ne fait pas dans l’hagiographie classique.
Vous avez bien raison, chère Silvana. Le Goff est un grand historien et j’ai copie de cet ouvrage.
Merci Réjean pour ce texte à la fois émouvant, pertinent et très actuel. Ne laissons pas les grands méchants loups de notre monde détruire notre planète par la guerre nucléaire totale ou les changements climatiques, qui, ensemble ou séparément, ont le pouvoir de nous éliminer tous et toutes. Peut-être ont-ils faim d’amour, de nourriture de reconnaissance et d’inclusion à part entière dans la communauté internationale? Mais qui va les ramener à la raison? Pape François? Antonio Guterres? Vous et moi? Tous ensemble? Le dialogue respectueux? Le temps presse!
Avis à tous les diplomates amoureux de la vie et de la civilisation.
Serge Filion, géographe et urbaniste
Merci, cher Serge.
Jean