Les itinérants
Aujourd’hui, on les dit itinérants, sans-abri, sans-domicile-fixe. C’est selon. Il y a plus d’une centaine d’années, on parlait de miséreux. À Montréal, en 1893, certains réclament «une maison de refuge entretenue aux frais de l’État, pour les infirmes et les miséreux qui déambulent tous les jours dans nos rues en sollicitant l’obole du passant».
La première femme journaliste québécoise, Françoise [Robertine Barry] consacre sa chronique du 20 mars 1893, dans La Patrie, à cette population laissée pour compte.
Bon nombre de citoyens influents, paraît-il, approuvent cette idée et plusieurs échevins seraient encore disposés à seconder le bon mouvement qui se fait dans cette direction.
Oui, on l’admettra facilement, voilà, en effet, une bien bonne idée. […]
Il n’y a rien de plus poignant que le spectacle de ces malheureux, mal vêtus, exposés aux intempéries des saisons, grelottants et bleuis par le froid, ou mouillés jusqu’aux os sous une pluie torrentielle.
Pendant que recouvert d’un épais manteau vous bataillez contre les rigueurs de la saison, luttant contre la violence du vent, la poussée de la pluie, vous songez pour ranimer votre courage au bon feu qui vous attend, à cet intérieur chaud et confortable où vous allez tout à l’heure reposer vos membres fatigués.
Eux, que vous laissez derrière vous, à quoi songent-ils ces déshérités de ce monde ? Quand ils auront lutté tout le jour, toutes les longues heures du soir, peuvent-ils seulement se consoler à la perspective du repos dans leur misérable réduit, aussi froid, aussi désolé que le ciel inclément ?
Quel est ce monceau informe, homme ou femme, qui accroupi près d’une borne tient d’une main un vilain parapluie et de l’autre fait tourner la manivelle d’un méchant orgue de Barbarie, rendant par saccades des sons aigres et faux ? L’air qui grince ainsi devait jadis avoir été composé pour une fête; son rythme est joyeux, enlevé, mais aujourd’hui l’instrument est usé, le bras qui le tourne plus usé encore. Les sons arrivent traînants, alanguis, et ces quelques notes perçantes qui s’élèvent encore ne sont plus que les plaintes d’une lamentable désolation.
Oh ! je vous le jure, le cœur se serre dans la poitrine et pour un rien vous voudriez tout emporter, ces misérables loques, cette vieillesse malheureuse, cette musique pitoyable, tout charger sur vos épaules pour déposer votre fardeau dans quelque coin d’une de ces grandes cuisines de campagne, par exemple, où l’hospitalité est si généreuse, le feu si clair et le large chanteau du pain cuit sous l’âtre, si tendre et si frais…
Le lendemain, vous le retrouvez ailleurs, dans une autre rue, tantôt dans l’est, tantôt dans l’ouest, sans qu’un établissement charitable ne soit là pour ouvrir ses portes, recueillir cette misère et lui assurer une protection efficace.
Et il restera donc à la merci des éléments, en butte aux espiègleries des gamins, livré à cette foule indifférente qui lui jette son aumône le plus souvent comme on jette un os à un chien pour s’en débarrasser, et pour que ses cris ne nous importunent plus.
Que voulez-vous qu’il fasse ? Sans ce sou que la pitié ou l’égoïsme lui donne, il n’aura rien pour apaiser cette faim qui le ronge, rien pour ceux qui l’attendent anxieux dans son pauvre réduit; c’est pourquoi, tous les jours, il reviendra jusqu’à ce que la mort l’enlève à cette existence de paria. […]
Qu’on ait une, deux, plusieurs maisons de refuge où les souffreteux seront nourris et logés, où des bonnes âmes iront distribuer les miettes de leur table et leurs vêtements démodés.
La charité, c’est encore la plus belle vertu, la seule de ses deux sœurs, la Foi et l’Espérance, qui subsistera là-haut quand la terre
…. tombera dans l’éternelle nuit.
Françoise.
Contribution à une éventuelle histoire de l’itinérance au Québec.
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