«La médecine musicale»
Nous vivons des années où notre vie ne nous appartient plus. Ça n’a plus de sens. Tout va si vite, ne nous le cachons pas, que beaucoup souffrent de nervosisme. Pourquoi pas une pause, à la fin, grâce à la musique ?
Parlons un peu du médecin qui vient d’inventer la musicothérapie. En voilà un savant qui n’hésite pas à chercher des voies nouvelles.
Il se nomme le docteur Blackmann (Je recommande de ne pas imprimer Blaguemann).
Le praticien novateur estime que tous les remèdes, qu’on invente chaque jour, Dieu sait pourtant s’il y en a ! pour apaiser le nervosisme contemporain et les trop variées maladies qui en résultent, n’atteignent que très imparfaitement le but qu’ils se proposent. Selon lui, la musicothérapie peut seule calmer les excitations croissantes des déséquilibrés qui pullulent.
Le traitement se compose de deux parties distinctes : musique vocale par ci, musique instrumentale par là. C’est à la perspicacité du diagnostic de savoir s’y reconnaître.
Il y a en effet des névroses qui résistent au plus beau des ut dièses, à la plus sentimentale des cavatines, et qui cèdent devant un simple air de trombone. Le zouave Jacob ferait peut-être bien de revenir à son ancien instrument pour fortifier l’effet de ses passes magnétiques.
La musicothérapie n’en est, bien entendu, qu’à ses débuts, elle tâtonne encore un peu. Mais, avec l’expérience, nul doute qu’elle n’arrive à étendre son champ d’action et à classifier ses méthodes. Cela nous promet des ordonnances inattendues.
Le docteur musicopathe laissera, par exemple, un instruction ainsi conçue : «Mademoiselle prendra trois fois par jour une dose de ténor de dix minutes».
Ou bien : «Administrer à madame deux séances de basse-taille matin et soir».
Certains compositeurs seront tout naturellement employés comme narcotiques à l’usage des personnes qui ont perdu le sommeil. Celles qui sont atteintes de maladies noires seront traitées par l’Yvette Guilbert à haute dose.
Le piano pourra produire, chez les personnes tombées dans un état comateux, une exaspération qui réveillera leurs forces engourdies.
On en arrivera à créer un Conservatoire des classes de médecine musicale. On donnera, à la salle Herz, des concerts catégorisés par maladies. Et l’affiche dira : «Ce soir, première audition de la symphonie pour épileptiques».
Le lendemain, ce sera un programme dédié aux rhumatisants et exclusivement composé d’airs de danse pour remettre les articulations en mouvement.
Elle paraît devoir être plein d’imprévu, la découverte du docteur Blackmann. J’insiste de nouveau pour qu’on n’imprime pas Blaguemann.
Pierre Véron.
Source : La Patrie (Montréal), 13 février 1893.
Pour votre bien-être, sans blague, un peu de ce disque du clarinettiste Tony Scott, accompagné de Hozan Yamamoto au shackuhachi, Music for Zen Meditation. Étiquette Verve Record, # 817 209-2.