« Encore la fin du monde ! »
D’où vient donc cet intérêt pour la fin du monde en 1900 ? Étonnant tout de même qu’on y revienne régulièrement. Est-ce l’impression que le temps s’accélère, venue des nombreux «progrès» de l’époque, en particulier dans le monde des communications ? Allons savoir.
Ici, dans La Patrie du 24 février 1887, un chroniqueur qui signe simplement Z. se questionne après la prétention d’un Anglais du nom de Thompson «qu’il y en a encore pour dix millions d’années». Questions qui donnent le vertige. Soupçon de prospective.
Ce chiffre colossal, je ne vous le cache pas, m’a rendu rêveur, et je me suis mis à penser :
— Avant d’arriver à ce suprême débarcadère, par quelles étapes la pauvre humanité aura-t-elle passé mon Dieu ?
Quelles pourront bien être, pendant ces dix millions d’années qui lui restent à vivre, les évolution de sa politique, de ses lettres, de ses sciences, de ses arts ?
Et voilà que m’élançant sur la piste de ces hypothèses, je ne suis posé un tas de questions auxquelles je me faisais des réponses bien étranges, par ma foi !
La politique d’abord. Combien croyez-vous qu’elle a engendré d’ici à de révolutions ? [sic] Combien de régimes acclamés, puis démolis ? Combien de problèmes soi disant résolus la veille et remis en question le lendemain ?
Combien de sang versé et de querelles stériles ? Combien de blagueurs exploitant des dupes ? Combien de jobards se laissant affoler par de grands mots pris pour de grands remèdes ? Combien de tribunes s’engraissant aux dépens du peuple ? Combien de souverains morts en exil ?
Ô Pénélopie aux perpétuels recommencements ! Ô écureuil tournant dans la cage de l’utopie et prenant la rotation sur place pour du progrès !
* * *
Après la politique, les lettres. Quelles pourront bien être, dans cinq millions d’années seulement (je m’arrête à moitié chemin), les idées neuves dont on se servira pour la fabrication des drames et des romans ?
Nous sommes déjà au bout de notre rouleau, et depuis longtemps. Tout a été dit, tout a été refait.
Et nous datons à peine, historiquement, de quelques millions d’années. Une misère !
Quand il en aura passé par là-dessus des centaines et des centaines de mille, je me demande où un infortuné vaudevilliste pourra aller chercher un prétexte inédit pour marier Joséphine avec Albert.
Je me demande encore où les [Georges] Ohnet et les [Alexandre] Dumas trouveront matière à comédie qui ne soit pas rabâchage, où les [Aldolphe] d’Ennery prendront l’accessoire professionnel qui remplacera la croix de ma mère.
Et les livres, juste ciel ! Dans quelle bibliothèque pourra-t-on les loger ?
La surface de la terre n’y suffirait pas, à supposer seulement que la production continue dans les proportions d’aujourd’hui. Or, elle augmente, effroyablement, et il n’y a aucune raison pour qu’elle ne continue à augmenter toujours. […]
Allez-y vous-même. Lancez-vous à travers ces dix millions d’années qui sont l’avenir de notre vieille terre déjà si usée, de notre race déjà abâtardie.
Je vous assure que, pour les soirs où on est oisif au coin du feu, c’est plus récréatif que le domino, voir même le bésigue chinois.
Z.