Excès de lois et de règlements
Le 27 décembre 1898, le journal Le Trifluvien reprend un article du Montreal Daily Star, qui donne la parole à l’Association pharmaceutique de la province de Québec et au Collège des médecins et chirurgiens. Écho lointain d’un monde d’hier qui a tout à fait des résonances avec celui d’aujourd’hui.
Ne trouvez-vous pas que l’air de ce pays devient un peu gêneur pour un pays libre ?
Il est vrai qu’il nous est encore permis de faire certains actes sans être obligés de nous munir d’une patente ou de payer tribut aux membres de quelque corps organisé. On peut, par exemple, et librement encore, porter des claques, dire la vérité — à la condition de n’être pas journaliste, car, alors, ce n’est pas toujours légal — employer n’importe quelle sorte de savon pour se laver, embrasser sa femme, payer ses taxes, manger des côtelettes de porc, etc. Ce sont là des privilèges dont nous sommes fiers et pour lesquels nous remercions profondément nos législateurs.
Mais ne soyons pas trop fiers, car nous ne savons pendant combien de temps encore il nous sera permis de jouir de ces libertés. Il se développe ici des prédispositions à tout régler par voie législative. Déjà, il nous est interdit d’aller devant les tribunaux soit comme demandeur, soit comme défendeur, sans être assisté d’un avocat. Il nous est interdit ainsi de faire ramoner nos cheminées par aucun autre que l’individu chargé de cette besogne par notre paternel conseil de ville……
Les barbiers ont lancé un mouvement dans le but de faire réglementer la coupe de cheveux. Après la session prochaine, il sera probablement illégal de se faire couper les cheveux ou la barbe d’une personne autre que les membres de l’Association des barbiers. Les deux branches de l’ancienne et honorable profession des barbiers-chirurgiens sont atteintes des mêmes propensions à l’exclusivisme. Peut-être bien que si les barbiers voulaient aider les médecins à s’emparer du monopole du commerce des pilules, les médecins aideraient les barbiers à s’emparer du commerce des remèdes pour les cheveux.
Quel beau pays sera le nôtre lorsque chacun pourra empêcher son voisin de faire ce qui lui plaît ou l’obliger à faire ce qui ne lui plaît pas; quand nous aurons une ligue pour nous dire ce que nous ne devons pas manger et une autre pour nous dire ce que nous ne devons pas boire; quand nous serons obligés d’endurer la mal d’estomac jusqu’à ce que nous puissions appeler un médecin breveté ou acheter des remèdes de l’un des membres de l’Association pharmaceutique !
Que les médecins et pharmaciens dénoncent les médecines brevetées, c’est parfait, mais il n’en reste pas moins que pour une grande partie de notre population, les médecines brevetées sont chose nécessaire. L’usage très général et pendant plusieurs années de certaines préparations prouve aussi clairement la valeur de ces préparations que le ferait un certificat du Collège des médecins et chirurgiens. Un grand nombre de médecins de bonne réputation admettent qu’un grand nombre de ces médecines sont des articles de mérite et de valeur et qu’un bon nombre de prescriptions médicales ne valent rien.
J’oublie tout de suite le débat immédiat sur les «médecines» de l’époque. Ce texte me plaît d’abord pour l’évocation de la sur-réglementation qu’on voit poindre alors et que nous vivons aujourd’hui, le surgissement de tous ces individus et organismes qui, quotidiennement, nous martèlent leurs recommandations pour notre plus grand bien. Henry David Thoreau, grand essayiste, philosophe et naturaliste américain du milieu du 19e siècle, aurait été bien d’accord.