Le «coup de foudre»
Mme Élise, la chroniqueuse, s’en prend en 1903 aux «fiançailles secrètes» entre amoureux. Mais cette chère dame nous décrit, ma foi, le bonheur d’un coup de foudre d’adolescents. On se sent tellement seuls au monde alors et si bien entre nous deux.
«Y a-t-il vraiment des fiançailles secrètes ?» se demandent quelques-uns de mes lecteurs; certainement, il en existe, et beaucoup plus qu’on ne l’imagine en général; mainte mère de famille qui croit son enfant libre de tout lien serait bien étonnée, bien contrariée aussi, sans doute, d’apprendre qu’elle a déjà échangé de graves promesses sans avoir pris ses conseils.
La chose se produit simplement par l’entraînement de la jeunesse et la généreuse étourderie des cœurs naïfs.
Deux jeunes gens se rencontrent souvent : au bal, au tennis, dans les réceptions diverses; ils se plaisent, les occasions de se parler sont fréquentes; dans ces moments d’intimité, un incident insignifiant peut faire naître un aveu : que les mains se frôlent seulement et la jeune fille rougit, le jeune homme se trouble, cette gêne délicieuse leur semble l’indice d’un profond amour; et, sans prendre le temps de réfléchir, de consulter quelqu’un, sans se laisser le loisir de s’étudier sincèrement, tous les deux, avec une spontanéité d’enfants, se lient !
Ce mystère donne à leurs fiançailles un charme étrange; il leur plaît d’être enchaînés déjà pour toute l’existence, quand tout le monde autour d’eux les considère encore comme des enfants sans secret et sans arrière-pensée.
Il n’y a eu dans leur conduite aucune préméditation; une boucle de cheveux, la courbe conquérante d’une moustache, un rien délicieux a subitement déterminé l’explosion. Les bons conseils de leurs parents et ceux de Mme Élise les avaient trop bien avertis des précautions à prendre dans le choix d’un époux, pour qu’ils aient pu se dire délibérément : «Cet après-midi, ce soir, entre deux danses, je me lierai à jamais avec une personne que je connais à peine.» Du tout.
Ils ont subi un entraînement et, mirage merveilleux, dès qu’ils se sont plu, ils ont cru, de la meilleure foi du monde, qu’ils se connaissaient véritablement l’un l’autre.
Le temps passe; pour le jeune homme, il s’agit de choisir une carrière; pour la jeune fille, de s’établir; des circonstances indifférentes se coalisent pour les séparer. Ils se voient moins, ils s‘écrivent; leur désespoir se traduit en phrases passionnées et imprudentes. Quand les parents sont mis au courant de ces fiançailles secrètes, cette tendresse soudain révélée leur paraît souvent trop profonde, trop «avancée» pour qu’ils osent s’y opposer.
Le mariage s’accomplit, et songez que, de part et d’autre, le choix a été fait sans réflexion, dans un éclair d’émotion; les parents sont obligés d’accepter ce que les enfants ont étourdiment conclu.
Cette union sera-t-elle heureuse ? C’est peu probable, car la belle fidélité de deux jeunes gens engagés en secret peut fort bien n’être qu’un entêtement sentimental et romanesque n’assurant en rien leur confiance future.
Quel remède préventif doit-on indiquer pour ce genre de mal ? La meilleure précaution à prendre, c’est d’inspirer aux enfants une confiance aveugle en leurs parents.
Au lieu de les traiter en bébés qui ne peuvent encore songer à s’établir, la mère leur parlera souvent de leur futur mariage et les mettra surtout en garde contre cet entraînement juvénile qui néglige le contrôle de l’expérience maternelle.
Qu’elle se rassure, cette conversation ne sèmera pas dans le jeune cerveau des rêveries prématurées; toutes ces pensées romanesques y sont écloses déjà; il faut qu’elle s’en empare, qu’elle les remette au point, et, surtout, il faut que, par son indulgence éclairée, elle provoque toutes les confidences.
Les parents pourront rompre ou encourager à leur gré ces fiançailles secrètes révélées au début; au bout de deux ou trois ans, il faudrait les accepter sans examen.
Il y aurait tant et tant à commenter de ce texte de Mme Élise, chère Mme Élise, qui paraît dans L’Album universel du 12 septembre 1903.
Au cas où vous ne l’auriez pas vue passer, j’ai déjà utilisé, il y a plus de deux ans déjà, cette image si tendre. J’aime tellement ces enfants inconnus, universels.