De la folie (seconde partie)
Hier, nous avons commencé à visiter avec Léon Ledieu, l’asile Saint-Jean-de-Dieu, de la Longue-Pointe, à Montréal. L’article paraît dans Le Monde illustré du 13 août 1887. Aujourd’hui — moment difficile — nous visitons les diverses salles des malades. Le journaliste poursuit son texte.
Avertissement : N’hésitez surtout pas à en cesser la lecture si cela vous devient insupportable.
La parenthèse a été un peu longue, je la ferme pour continuer notre visite.
Nous pénétrons dans le quartier des femmes. Celles-ci sont inoffensives, les genres de folies sont nombreux, il y a des maniaques et des démentes, assises, debout, ou se promenant en pensant aux chimères qui hantent leur cerveau déséquilibré.
Une jeune fille, très jolie, aux yeux langoureux, nous regarde et joint les mains. Le Dr Bourque [le médecin de la maison] l’interroge.
— Oh ! docteur, je vais aller au ciel, voir les anges, écoutez, écoutez…
Et nous l’entendons chanter, d’une voix adorablement douce, une romance plaintive, l’envers du ciel, je crois, dont les paroles sont de ce pauvre Charles Ouimet, qui nous a quittés, il y a quelques années.
Ce chant fait mal à entendre, mais la jeune fille semble heureuse et ravie des voix qu’elle croit entendre et des visions qui passent devant ses yeux.
Une autre demande à sortir. On la magnétise, dit-elle, pendant la nuit, elle souffre, puis elle change de sujet, elle veut aller en Angleterre…
Ailleurs, c’est une femme d’un certain âge qui répète constamment que son frère a été tué par des bandits, qui lui ont arraché les yeux et retourné les intestins.
Nous continuons, nous traversons de longs corridors, une jeune irlandaise nous suit en tricotant et nous demande la faveur de la laisser aller à Montréal pour embrasser ses enfants. C’est une alcoolique.
On nous présente une femme très forte, très corpulente, assise dans une chaise berçante. C’est encore une alcoolique; elle a été élevée chez les Ursulines et a reçu une excellente éducation. Quels déboires, quelles désillusions, quels drames l’ont jetée dans l’ivrognerie ?
* * *
Nous montons plus haut. Quel bruit, quels cris ! C’est le département des agitées.
Le Dr Bourque va droit à une grosse fille, âgée de dix-huit ans à peine, une vraie colosse, qui pèse deux cent quarante livres et se balance en chantant.
— Quelle est la plus folle, Marie ?
— C’est moi !
C’est la seule que j’ai entendue avouer sa folie.
En voyant la supérieure, plusieurs malades se précipitent de son côté et lui embrassent les mains. L’un de nous reçoit un maître coup de poing en pleine poitrine et, en quittant les agitées, nous sommes gratifiés, chacun à notre tour, d’une claque au bas des reins, que nous octroie une des folles.
Nous visitons les vieilles infirmes. Elles sont toutes d’une propreté incroyable, elles ont les cheveux rasés et rien n’est plus pénible que de voir ces cheveux blancs tout courts. Mais l’hygiène l’exige.
Pauvres vieilles elles sont là toutes assises, dans de bonnes chaises confortables, le dos au mur, prenant un bain de soleil et radotant des choses impossibles.
Ailleurs, nous voyons les idiotes, inconscientes, masses de chair, sans regard, sans pensée, vivant comme des végétaux.
Ce n’est pas gai.
* * *
Nous passons au quartier des hommes.
Un patient nous fait un sermon et récite un confiteor qui n’a rien de commun avec celui de l’Église.
Les autres l’écoutent en riant et nous disent : «Est-il fou, celui-là !»
En voici un qui porte au cou un chapelet auquel sont suspendues plus de cent médailles. On ne peut rien en tirer aujourd’hui, il est de mauvaise humeur, paraît-il. Un autre a la manie des richesses.
— Combien as-tu de vergers ? demande le docteur.
— J’en ai plus de vingt, et il y en a qui font le tour de la terre dans bien des places. […]
On nous fait entrer dans le quartier des idiots, bien idiots ceux-là, car ils ne demandent que deux choses pour être heureux, un piano et un joueur de violon. Ils ne s’entendent pas cependant, car ils sont divisés en deux camps, l’un réclamant le piano, l’autre le joueur de violon. La discussion dure depuis quatorze ans.
Plus loin ce sont les gâteux et là le spectacle est d’une tristesse impossible à décrire. Plus d’espoir, plus rien, les malheureux sont condamnés à mourir tels qu’ils sont, sans que jamais le moindre changement puisse se faire dans leur état. Les pauvres diables n’ont conscience d’aucun de leurs actes […]
Bientôt, nous entrons dans la salle des vieillards infirmes, paralysés ou tombés en enfance. Nous remarquons un cataleptique. On lui lève les bras et ils restent dans la position qu’on leur a donnée. Le malheureux est inconscient. […]
Il ne nous reste plus qu’un quartier à visiter, celui des agités (hommes).
Tout ce monde s’agite, en effet, remue, crie, hurle. En entrant, nous sommes en présence d’un colosse, qui, en nous apercevant, nous accueille par une bordée d’injures. Le Dr Bourque essaie de l’apaiser, mais en vain, quand une jeune religieuse, toute petite toute mignonne, sort du cercle que l’on faisait autour de l’énergumène, va droit à lui et lui parle.
Ma foi, j’ai tremblé pour elle, mais bientôt nous vîmes le colosse baisser la tête, nous tourner le dos et aller se mettre dans un coin, calme et silencieux comme un petit enfant en pénitence. Eh bien ! ce résultat était dû à la reconnaissance qu’il éprouvait pour cette sœur qu’il savait être sa bienfaitrice, sa protectrice, son soutien. N’est pas admirable ?
Je vous fais ce récit en courant, car il faudrait un volume pour entrer dans les détails. Notre visite est terminée, nous avons bien parcouru trois ou quatre milles dans les escaliers, dans les corridors et dans les salles. […]
Je suis sorti de cet établissement rempli d’admiration pour les Sœurs. Je les avais appréciées à l’hôpital, sur le champ de bataille, au berceau des enfants trouvés et au chevet des mourants, je les ai admirées une fois encore dans leur rôle auprès de ces malheureux que tout le monde repousse dans la société, mais que les bras de Servantes de Dieu reçoivent comme des enfants bien-aimés.
C’est étrange. Je ne sais si aujourd’hui, le directeur de l’information d’un journal accepterait la diffusion d’un pareil texte, alors qu’à la une des journaux, on nous offre l’image de dizaines d’enfants, alignés les uns à côté des autres, morts d’une attaque chimique massive en banlieue de Damas, en Syrie. Chère humanité !
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