Manger sur le pouce
Vous habitez Montréal. Vous n’avez pas le temps d’aller dîner chez vous, le midi ? Vous ne disposez pas de sommes folles pour manger. Alors, n’avez-vous jamais pensé d’aller là où on propose de la cuisine rapide ? Selon L’Album universel du 26 août 1905, la qualité des mets qu’on y sert se défend.
Si l’habitude de prendre tous les repas chez soi est à tous les points de vue de beaucoup la meilleure, elle n’est malheureusement pas pratique pour la grande majorité des travaillants qui doivent quitter le logis dès le matin pour n’y rentrer qu’assez tard dans la soirée ou même dans la nuit. Puis il y a aussi la nombreuse phalange des célibataires tendres ou endurcis, qui en attendant de rencontrer l’âme-sœur, en sont réduits à remplacer le foyer idéal par la chambre meublée et les joyeux repas en famille par quelque «quick lunch» ramassé au hasard de l’affiche.
La perspective n’est guère souriante; mais, contre la nécessité, que faire ? accepter la situation le plus philosophiquement possible et chercher à l’améliorer sans que l’équilibre sacré du budget ait à en souffrir.
Est-ce vraiment si difficile ? Je ne le pense pas, surtout dans une ville comme notre grande métropole canadienne où les restaurants de toutes allures et à la portée de toutes les bourses sont aussi nombreux que les bars et les établissements de cireurs de bottes réunis, ce qui n’est pas peu dire.
Aujourd’hui, nous n’avons pas à nous occuper des grands hôtels ni même de ceux qui pour la forte somme de trente-cinq cents offrent à leur clientèle un menu des plus respectables. Tout cela est encore bien trop élevé pour nos modestes ressources. Nous allons nous adresser à quelque honnête entrepreneur qui, moyennant un dollar, nous fournira huit repas suffisamment corsés.
Ce système a l’avantage d’être des plus économiques; il est en effet difficile d’avoir une nourriture, si frugale soit-elle, pour moins de douze cents et demi, et, de plus, dans ces maisons, la cuisine est généralement simple et d’assez bonne qualité. Ne vous attendez pas cependant à voir défiler dans votre assiette des filets mignons aux truffes du Périgord ou des asperges sauce mousseline au mois de janvier. Si pareille aventure vous arrivait, n’achetez plus une nouvelle série de billets, car le restaurant sera certainement fermé avant que vous le ne les ayez épuisés.
Non; mais, si le cuisinier est habile à profiter des occasions où il peut faire des marchés avantageux, ce qui lui est plus aisé qu’à une pauvre petite ménagère contrainte de limiter ses acquisitions à une quantité fort modique, vous pourrez aisément supporter ce régime durant plusieurs mois sans que votre estomac ait trop à en souffrir.
Le seul inconvénient de ce système de repas tout faits, c’est la monotonie des menus qui chaque semaine ou peu s’en faut reviennent avec une régularité désespérante. Mais comme les établissements de ce genre sont fort nombreux, rien ne vous empêche de papillonner insouciamment de l’un à l’autre.
Toutefois, ceux à qui l’obligation de se voir imposer un «bill of fare» est trop désagréable, ceux-là ont encore une multitude d’autres ressources, toujours comprises bien entendu dans les mêmes limites budgétaires.
Nous trouvons d’abord l’innombrable classe des «quick lunches», de tous grades et de toutes tailles. Certains sont splendidement installés, comme ceux que l’on trouve sur la rue Sainte-Catherine, vers le centre de la ville. Là, pour cinq cents, l’on vous sert un vaste bol de succulentes fèves au lard, ou des saucisses grillées, ou des soupes aux pois confectionnées de main de maître. Les prodigues et les gourmets peuvent, en ajoutant cinq autres cents, se procurer les douceurs du steak, de la soupe aux huîtres ou des œufs accommodés de plus de manières encore que n’en connaissait Panurge.
Je passe sur les détails plus ou moins appétissants mais toujours pittoresques que l’on peut noter au cours d’une exploration à travers ces restaurants populaires, et je me contenterai de vous présenter en liberté un autre modèle de «quick lunch»; tout à fait typique celui-là, le «roulotte quick lunch». Vous le rencontrerez dans les environs du quartier nègre, rue Saint-Antoine et surtout rue Windsor. L’immeuble se compose généralement d’un ancien omnibus hippomobile ou de la caisse d’un tramway mis au rancart. Les roues existent encore et sont même en bon état, mais elles sont à jamais fixées dans le sol et la «roulotte» demeure aussi immobile que les tours de la Basilique.
On accède à l’intérieur par un escalier rudimentaire de trois marches, et tout de suite on pénètre dans le sanctuaire culinaire, très proprement tenu, ma foi, et où, moyennant la faible redevance de cinq, dix, quinze cents, suivant les appétits, vous pouvez vous offrir au moins des hors d’œuvres dignes de noces de Gamache.
L’image ci-haut fut publiée avec cet article de L’Album universel du 26 août 1905. On la trouve sur le site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, au descripteur «Restaurants-minute».