François Villon (troisième et dernière partie)
Le 27 juin 1903, L’Album universel, de Montréal, publie un long texte de J.-N. Blanchet qui a pour titre François Villon. Sa vie et ses œuvres. Blanchet ajoute après sa signature : «Université Harvard, Cambridge, Mass.». Hier et avant-hier, je présentais les deux premières parties du texte; voici la dernière, qui donne vraiment, mais vraiment envie de plonger dans l’œuvre de cette «personnalité souveraine».
Les legs qu’il fait à ses vrais amis, et surtout ce qu’il dit de maître Guillaume de Villon, le vénérable chapelain, qu’il appelle «son plus que père», et de «Loys, le bon roy de France», prouvent éloquemment que Villon possédait ce sentiment rare qu’est la reconnaissance. Mais quoiqu’il fut toujours profondément reconnaissant envers ceux qui lui avaient témoigné de l’intérêt ou de l’affection, il fut d’autant plus mordant et sarcastique envers ceux qui l’avaient injurié d’une manière ou d’une autre, ainsi que le nous laisse voir sa verve écrasante et caustique, qui éclate en plus d’une strophe du «Petit Testament», et qui jaillit dans toute son ironie brûlante dans la «Ballade des Sangsues Envieuses» du «Grand Testament».
Il ne nous est pas davantage permis de douter de son amour filial, si nous nous rappelons les vers où il parle de sa «bonne mère» avec une tendresse si sincèrement émue.
Mais c’est surtout sa foi religieuse qui se fait sentir souvent par des allusions à la vie future, et que l’on trouve à un si haut degré dans la «Prière à la Vierge», composée à la requête de sa mère; cette poésie est d’un ton si vrai, si enfantin, si naïf, qu’on admire la vérité avec laquelle il lui était possible de reproduire des sentiments que l’on est loin de lui attribuer et qui semblent plutôt être les sentiments d’autrui; elle semble partir d’un cœur si pur, que l’on s’étonne et l’on se demande si c’est bien le François Villon que nous connaissons qui a écrit cette pièce navrante, ainsi que le font les admirateurs de la littérature anglaise, qui s’arrêtent pour se demander si le Olivier Goldsmith, le libertin qu’ils connaissent, est bien l’auteur de cette œuvre immortelle, le «Vicaire de Wagefield».
Nous arrivons maintenant à la seconde des questions : quelle est la qualité principale de l’œuvre de Villon ? Et nous croyons avoir trouvé la seule vraie réponse en affirmant que la qualité principale, le trait que l’on y rencontre le plus souvent, c’est sa propre personnalité. Partout, à tout instant, et presque à chaque vers, le lecteur est mis en relation avec l’auteur en personne. Cette expansion de la personnalité est un des traits caractéristiques de toute l’œuvre, et nous sentons que le poète veut absolument se faire connaître à ses lecteurs à tous les points de vue.
Dès les premières lignes du «Petit Testament», nous nous trouvons en face de cette personnalité qui attire et retient :
L’an quatre cent cinquante-six,
JE, Françoys Villon, escolier,
et ainsi de suite, à travers tout ce poème nous lisons un tas d’anecdotes de la propre vie de Villon, et nous faisons connaissance avec ses compagnons et ses ennemis. Il en est de même dans le «Codicille», les «Poésies Diverses» et le «Jargon ou Jobelin»; c’est toujours le même trait caractéristique qui s’impose à l’esprit du lecteur.
Mais c’est surtout dans le «Grand Testament» que l’on est le plus frappé par cette personnalité souveraine. Immédiatement au commencement, nous faisons connaissance avec l’auteur, nous apprenons son âge, ses misères, et nous savons que la vie qu’a menée Villon jusqu’à présent n’est pas des plus belles et des plus douces; nous connaissons toutes ces choses avant d’avoir lu deux huitains, ou seize lignes. Nous savons dès le début que la vie qu’il a menée est une vie de péchés et d’opprobre, car il nous le dit lui-même :
En l’an de mon trentiesme aage,
Que toutes mes hontes j’euz beues…
et il nous avoue qu’il en a été puni.
Et plus nous avançons dans la lecture de ce chef-d’œuvre, plus nous connaissons la vie de honte de l’auteur. Si bien que, lorsque nous sommes arrivés au dernier vers du «Grand Testament», nous voyons clairement que les trois sources d’inspiration de Villon ont été : d’abord, sa vie manquée, ensuite la mémoire de ses parents, et, en dernier lieu, la peur de la mort prochaine. Sa vie manquée par ses fréquentes allusions à sa «jeunesse folle», à de certains actes de forfanterie, à la compagnie qu’il fréquentait, à sa vie vagabonde et errante et aux différentes douleurs et peines qu’il a souffertes pendant toute sa vie; le souvenir de ses parents par de fréquentes allusions à sa «bonne mère», par la «Ballade à la Vierge», qu’il a écrite pour elle, et aussi par des allusions à maître Guillaume de Villon, qu’il appelle son «plus que père»; et, enfin, la peur de la mort prochaine, par certaines conceptions de la mort, les ravages qu’elle fait parmi «les grands et les petits, les riches et les pauvres, les hauts et les humbles», images qu’il nous représente très nettement, comme pour se consoler de la pensée qu’il n’est pas le seul à mourir, dans les vers suivants :
Je cognois que povres et riches,
Sages et folz, prestres et laiz,
Nobles, vilains, larges et chiches,
Petiz et grans, et beaulx et laix,
Dames à rebrassez collez,
De quelconque condicion,
Portans atours et bourrelez,
MORT SAISIT SANS EXCEPTION.
Voilà quelles sont les trois grandes sources d’inspiration du malheureux poète. Et avant de terminer ce petit essai, disons encore un mot sur la personnalité de l’auteur. Comme nous l’avons fait voir plus haut, cette expansion de sa personnalité nous fait connaître la vie méprisable et coupable qu’a vécue Villon; mais, de plus, elle nous fait connaître la vie immonde des cabarets, des bouges, des repaires de voleurs, et, en un mot, des dessous de Paris.
Il nous a décrit avec un très grand réalisme ces lieux sinistres qu’il a trop fréquentés, et il nous fait sentir combien il regrette que sa vie ait été «manquée» par ses mauvaises fréquentations auxquelles il n’eut pas le courage et la force de renoncer. Et comme M. Gaston Pâris nous le dit : «Ce qui nous attache le plus à Villon aujourd’hui, c’est ce qu’il nous a révélé de son cœur faible et ardent, de son âme mobile, de ses passions, de ses souffrances et de ses remords.
Aux générations qui viendront après nous, d’autres aspects encore s’offriront peut-être, qui les captiveront d’une façon nouvelle; ce qui est certain, c’est que Marot était bon prophète quand, après avoir dit que «le temps qui tout efface n’a su jusqu’ici effacer l’œuvre de François Villon», il ajoutait «et moins l’effacera ores et d’ici en avant».
J.-N. Blanchet
Université Harvard,
Cambridge, Mass., juin 1903.
Serge Reggiani incarna François Villon dans le film du réalisateur André Zwoboda, François Villon, sorti en France en septembre 1945. Sur le plateau de tournage, il rencontre Jean-Roger Caussimon, qui joue «le grand écolier». Se croisent deux jeunes hommes, devenus de grands personnages par la suite. L’image de Reggiani provient du site suivant : http://www.notrecinema.com/communaute/v1_detail_film.php3?lefilm=27795.
Je me souviendrai toujours du cadeau de Noël de mon fils en 2002 : un billet, avec lui et son amoureuse, pour aller voir Reggiani en concert à la salle Wilfrid-Pelletier à la Place des Arts, à Montréal. Pur moment de grâce que ce fut ! Le lendemain, 2 août 2003, dans le journal montréalais Le Devoir, le chroniqueur culturel Sylvain Cormier savait dire ce que ce fut : http://media2.ledevoir.com/culture/actualites-culturelles/33160/serge-reggiani-a-wilfrid-pelletier-au-diable-la-peremption
Par ailleurs, vous trouverez ici un hommage à Villon par le poète québécois Alphonse Piché.