Retrouvons-nous à nouveau avec Satprem (Bernard Enginger, 1923-2007). Il naît à Paris d’origine bretonne. À 20 ans, il est déporté à Buchenwald. Puis il fait des voyages, en Égypte, en Inde, où il va connaître Pondichéry. Puis il travaille en Guyanne, où il passe un an en forêt, gagne le Brésil, puis l’Afrique. Et, à 30 ans, il s’installe à Pondichéry. Il va écrire le roman L’orpailleur en 1957. Je parle de Satprem à l’occasion sur ce site internet ; j’aurais bien aimé le rencontrer.

Ne faites pas de saut ; le coin du livre a sans doute été ronger par des souris à ma maison de campagne.
Satprem semble s’être fait un ami, Gregory, du temps où il était en Guyanne. Mais ce peut être seulement un ajout lorsqu’il a écrit L’Orpailleur. Dans le nuit, à deux heures, il cause avec Gregory, qui lui l’appelle Job.
Et c’est la paix, Job, tu sors du drame, tu vois les choses de loin…
Oui, je sais. J’ai fumé l’opium aux Indes, longtemps, comme pour me noyer. J’ai essayé d’autres drogues aussi, qui m’ont fait rêver, qui m’ont donné la paix… je ne sais pas ce que je n’ai pas essayé dans cette putain d’existence. L’opium surtout, merveille noire — mensonge noir. Qu’est-ce que ça change tout cela ? dis-moi ? J’ai dû me désintoxiquer : malade à crever, comme une bête. Oh! ce n’est pas moi qui voulais; Toute ma vie j’aurais bien fumé l’opium, c’était l’autre, dedans. J’avais besoin d’autre chose — besoin, tu comprends. […]
C’est curieux, Job, chaque fois que je te regarde, je vois deux destins autour de toi, ou deux possibilités, et l’une est comme l’ombre de l’autre — après tout, c’est peut-être comme cela pour la plupart des hommes. Et c’est très net, très clair en toi.
Gregory ne me quitte pas des yeux.
… comme si c’était dans ton coin d’ombre le plus épais que se trouvait la plus forte possibilité de lumière. Je ne sais pas m’expliquer… mais je vois bien. Le remède avec le mal toujours.
Et puis,je ne sais pas pourquoi je m’occupe de toi, tu es têtu comme une mule et tu t’aimes énormément.
Mais non ! Je ne m’aime pas, j’ai un démon dedans, et il tire sans arrêt, alors je voudrais bien… c’est peut-être lui, d’ailleurs qui me force à grimper, sinon je coulerais au fond du trou. C’est cela, je suis toujours en train de sortir d’un trou, et ça n’en finit pas.
Par la suite, Satprem évoque Buchenwald, le camp de concentration des Allemands.
Et je cherchais partout une seule chose à saisir, une seule, et j’étais cet enfant saccagé, et j’avais tout perdu. Ah! que restait-il à perdre, que ce temps désaffecté où s’obstinait encore la faim, la peur, le froid — une monstrueuse absence ? Que restait-il ?
Je m’enfonçais, m’enfonçais dans cette aube gelée, à travers des années mortes et des années, comme au fond d’un même abîme, comme au travers d’un songe du temps à rebours du temps, vingt années. […] Et toutes les années vaines glissaient de mes mains froides, comme le sable d’une grève sauvage aux doigts de mon enfance, et lentement, lentement aux creux de ma mémoire, vacillaient quelques paillettes fragiles, si fragiles que ce n’était rien, et c’était tout.
Satprem, L’orpailleur, Éditions du Seuil, 1960. Ce sont ici de courts passages pris dans les pages de 151 à 155, de ce roman de Satprem. Je vais revenir sur ce livre. Si jamais vous voyez ce roman chez quelque libraire, ne manquez pas l’occasion.