L’utilité des oiseaux de proie
Les oiseaux de proie sont-ils utiles ou nuisibles à l’agriculture ? Si l’on pose la question, elle est généralement très vite résolue. On répond que les oiseaux de proie doivent être tués sans pitié, parce qu’ils détruisent le gibier et même les oiseaux domestiques. Ces larcins ne sont pas compensés par la guerre que fait tout rapace aux rongeurs et aux insectes ennemis de l’agriculture. Voilà l’opinion courante. Aux États-Unis, où l’on ne se paye pas de mots, le ministère de l’agriculture a voulu savoir au juste où était la vérité et il a ordonné une enquête.
Pour apprécier le degré d’utilité ou de nocivité que les rapaces présentent au point de vue des produits du sol, les Américains ont employé un procédé bien connu, mais dont on ne s’est pas servi en Europe. Ils ont pratiqué l’autopsie d’un certain nombre d’individus de chaque espèce afin de connaître le contenu de leur estomac. Dis-moi qui tu manges, et je te dirai qui tu es. L’enquête a été ainsi conduite sur une large échelle par les nombreux correspondants que possède sur tous les points du territoire des États-Unis la Division of ornithology. Les conclusions de l’enquête sont donc bonnes pour notre pays. Or, toutes sont unanimes pour déclarer très utiles à l’agriculture la plupart des rapaces passés, présents ou futurs. Nous disions blanc, il faudra dire noir. Que de préjugés accumulés sur nos têtes !
Le rapace le plus utile est la buse pattue, que l’on confond souvent avec la buse commune. C’est chez nous un oiseau de passage. La buse pattue est un grand destructeur de souris et de campagnols. Sur 49 estomacs, 40 contenaient exclusivement des rongeurs. Les milans [des oiseaux absents au Québec] viennent ensuite; ils se nourrissent de serpents, de lézards, de sauterelles et autres insectes. Après, il faut citer les oiseaux suivants, dont le régime est plus varié, mais qu’on peut qualifier d’utiles encore. D’abord la buse commune. Sur 562 estomacs, 278 contenaient des souris, des campagnols, 131, d’autres mammifères dont seulement 15 lièvres, 54 des oiseaux domestiques ou du gibier, 51 d’autres oiseaux, 37 des reptiles ou des batraciens, 47 des insectes, 8 des écrevisses.
Ainsi, un quart des buses examinées s’étaient rendues coupables du délit de braconnage en s’appropriant quelques lièvres, poulets ou perdrix; plus de la moitié avaient dévoré des animaux nuisibles.
Les busards sont aussi communs. Ce sont des mangeurs de souris, de reptiles et d’insectes…. et de volailles et de gibier. Le jean blanc [sic] dévore les chenilles, les sauterelles et les souris.
Ces rapaces nocturnes sont aussi presque tous des auxiliaires de l’agriculture. La chouette effraye et mange des rongeurs. Sur 39 estomacs, 17 contenaient des souris, 17 autres des rongeurs encore, 4 des insectes, 1 seulement un pigeon.
Les aigles, grand duc et certains petits faucons, tels que le hobereau, forment une catégorie spéciale; ils sont hardis et pillards, et détruisent tout ce qui tombe sous leurs serres. Et cependant les Américains leur délivrent encore, au point de vue agricole, la note passable; ils sont tantôt utiles, tantôt nuisibles, au petit bonheur.
Les chasseurs aidant, on avait un peu vite condamné à mort des oiseaux uniquement coupables de faire exceptionnellement concurrence aux porteurs de permis. Ces rapaces, travaillant pour nous toute la semaine, peuvent bien de temps en temps, le dimanche, manger aussi un perdreau, un lièvre ou un pigeon.
Extrait de La Tribune (Saint-Hyacinthe), 9 février 1894.
L’illustration provient de l’ouvrage Birds of America, T. Gilbert Pearson et John Burroughs, dir., New York, The University Society Inc., 1923, vol. 2, planche 48, dans la collection Nature Lovers Library. Tout en haut, voilà la Petite Buse (Buteo platypterus, Broad-winged Hawk). En bas, à gauche, c’est la Buse Pattue, forme sombre (Buteo lagopus, Rough-legged Hawk). À droite, le Busard Saint-Martin (Circus cyaneus, Northern Harrier).