Les débuts épiques de la région des Bois-Francs
Au sud du fleuve Saint-Laurent, derrière les grandes savanes — les restes de la mer de Champlain — entre la Beauce et les Cantons de l’Est, voilà les Bois-Francs, le pays des grandes forêts d’arbres à feuilles caduques.
Les savanes, une véritable barrière, ont longtemps retardé la colonisation de ce territoire. Mais voilà qu’au milieu des années 1830, on commence à y venir. Dans L’Écho des Bois-Francs du 11 février 1899, un chroniqueur qui signe A. B. s’arrête à ces premiers temps. L’auteur du texte se trouve à Sainte-Victoire, qui portera bientôt le nom de Victoriaville.
Les familles peu nombreuses de 1830 à 1835 commencèrent à se multiplier à partir de cette dernière époque, à mesure que la nouvelle se répandait, dans les vieilles paroisses, que l’avenir des bois francs promettait beaucoup pour les jeunes colons. En peu d’années, les toits de multiplièrent et les découverts se firent plus nombreux et plus grands. Le travail de défrichement s’opéra avec plus d’aise, moins d’inquiétude, grâce au voisinage plus rapproché des pionniers. L’éloignement produit toujours un certain ennui chez l’homme, surtout lorsqu’il est plus exposé aux dangers journaliers d’une vie difficile. Aussi vers 1839, l’abbé Marcoux, après avoir fait le recensement, trouva que, dans le canton d’Arthabaska, il y avait cinquante familles dont voici les noms :
Joseph Poisson, Louis Prince, Maximilien Mailhot, Adrien Piché, Léon Billy, Joseph Brunelle, Antoine Billy, Jean Roi dit Mazeret, Uldonie Lanouette, Louis Vézina, Raphaël Baril, Charles Beaudet, Charles Landry, Pierre Parre, Godfroi Cormier, David Prince, Alexis Lavigne, David Descoteaux, Rémi Trottier, Alexis Mailhot, Charles Bergeron, François Hamel, Louis Hamel, Joseph Hamel, Pierre Cloutier, André Bertrand, Moïse Boisvert, Moïse Beauchêne, Joseph Lavigne, Nazaire Lavigne, Anselme Lavigne, Louis Garneau, François Martin, Charles Beauchêne, Louis Lavigne, Jean Bte Ouellette, Charles Gosselin, Pierre Beauchêne, Amable Leblanc, Alexis Lavigne, Valère Lavigne, Joseph Lavigne, Louis Raymond, Joseph Tourigny, Joseph St. Cyr, Joseph Boisvert, François Leblanc, Louis Provencher, Pierre Provencher, François Provencher.
Comme on voit, la petite colonie prenait de l’aplomb petit à petit. Il faut remarquer cependant que ces familles étaient réparties sur un territoire assez considérable, comprenant tout le canton d’Arthabaska.
Les moyens de subsistance étaient bien précaires jusqu’à cette époque, et la faim dévorante, qui est la compagne bien naturelle du travailleur des bois, avait fait de bien tristes victimes dans les premiers jours. Mais, en 1839, un sort un peu plus doux vint donner un regain d’espérance à la colonie. Jean Labonté construisit une perlasserie, le long de la rivière d’en bas, à un endroit appelé la traverse, aujourd’hui terrain de Georges Blanchet. On y voit encore, près de la rivière, un léger monticule formé des cendres lessivées et dont on se servait pour faire le salt et la perlasse. C’est chez Jean Labonté que les colons venaient vendre leur salt ou l’échanger contre des denrées, marchandises ou tous objets les plus nécessaires à cette époque.
M. Jean Labonté fut d’un grand secours pour les colons, mais il ne conserva pas longtemps son établissement. M. James Goodhue lui succéda et fut pour les colons une vraie providence.
Le salt est le produit de la cendre lessivée. Le colon abattait une quantité assez considérable de bois, le faisait brûler et recueillait la cendre. Cette cendre était placée dans de grands bassins, et saturée d’eau. La matière basique qui se trouve contenue dans la cendre, la potasse, se dégage et coule avec l’eau à travers la masse pour aller tomber dans des vaisseaux.
Cette eau chargée de potasse est ensuite soumise à l’évaporation, précisément comme cela se pratique pour le sucre du pays, et l’on obtient une matière dure, consistante, d’une nature cristalline. C’est ce qu’on appelle le salt. La quantité de cendre nécessaire pour produire 100 lbs de salt est de 30 minots. Il y a plusieurs qualités de salt, et l’on compte le frêne et l’orme pour produire les meilleures qualités.
Ce salt se vendait 15 à 16 chelins le 100 lbs. On peut se faire une idée du travail considérable requis pour obtenir 100 lbs de ce précieux produit de nos colons. Dans les premiers temps, ils le vendaient à Danville, obligés de voyager au milieu de la forêt, exposés à toutes sortes de dangers, de privations. On en a vus, rapportent les anciens, se rendre à mi-chemin, incapables de continuer le trajet, épuisés par la fatigue et la faim. D’autres allégeaient le fardeau et persistaient à se rendre avec le peu qui restait.
Ce salt était chargé sur les épaules et la chaleur du corps, la transpiration, favorisant la fusion du salt, cette matière corrodante leur brûlait le dos, les reins, au point de provoquer l’écoulement du sang. Et, quel résultat obtenait-on de ce voyage à Danville ?
Quand un homme avait porté 80 lbs de salt, il avait fait tout ce qui paraissait humainement possible. Ces 80 lbs de salt donnaient $3.00 ou $3,33, et la farine se vendant $9.00 le quart, le lard 15 à 18 cts la lbs, ce que l’on rapportait à la maison servait juste, suivant l’expression de Aubert Ducap, à nous empêcher de mourir. Il fallait faire ces trajets chaque fois que le besoin s’en faisait sentir, ce qui arrivait malheureusement trop souvent. À Danville, les pionniers faisaient affaire avec MM. Willie Cleveland, Ellis, Foster, Stockwell, McClay, Goodhue et Wilcolm. Lorsque la première perlasserie s’établit à la rivière d’en bas, les choses changèrent, les difficultés s’aplanirent et le colon put compter sur un moyen plus facile d’existence.
Avoir à sa porte un lieu propice pour écouler ses produits, et pouvoir échanger à bonnes conditions, étant considéré le temps, les frais de transport, était bien ce qui devait sauver nos premiers colons. Aussi ce fut un élan considérable pour le défrichement, qui se fit assez rondement.
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Cette récolte de cendres est embarquée sur les bateaux à destination de l’Europe. Mais qui donc est preneur de cette potasse, de ce «salt» ? Dans mon ouvrage Les Quatre Saisons dans la vallée du Saint-Laurent, p. 143, j’écris : «Comme en 1850 l’Angleterre produit à elle seule près de la moitié de tous les tissus de coton qui se vendent dans le monde, soit 18 millions de broches de coton brut et 600 millions de livres de coton filé annuellement, il lui faut des quantités fabuleuses de potasse pour nettoyer et surtout blanchir les fibres, sans quoi les grandes filatures deviennent inopérantes. Ce produit ne s’obtient que des cendres de vastes étendues de forêts brûlées. Voilà pourquoi on incite les colons de la vallée du Saint-Laurent à prendre l’habitude, en arrivant sur une nouvelle terre, d’y mettre le feu. Des régions entières, comme celles des Cantons de l’Est et des Bois-Francs, vivent maigrement, pendant un certain temps, du commerce de la potasse. Et cela devient avec le bois la principale matière exportée. L’Angleterre avait incarné le «monopole blanc» au siècle dernier et en plusieurs domaines jusqu’en 1939. Elle régentait le plus vaste empire jamais connu: 27% des terres émergées, un quart de la population mondiale, des Blancs, des Jaunes et des Noirs; toutes les religions, toutes les variétés imaginables de produits. La vallée du Saint-Laurent a contribué de sa forêt à cet empire.»
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