Un café français n’est pas un bar américain
En 1892, un groupe d’amis se réunissent pour souper à l’hôtel de Normandie, à Québec. Le directeur du Monde illustré, Léon Ledieu, raconte qu’après le repas, leur ami naturaliste Henri de Puyjalon (1841-1905), après s’être versé d’abord «une pleine rasade d’un vieux vin velouté», demande la parole. Il tient à bien prévenir ses collègues de ce qui distingue un café français d’un bar américain. Le texte est d’intérêt, car il ouvre sur toute l’histoire de la vie de bohème en France à cette époque.
«Messieurs et chers ahuris,
Voici l’opinion qui est mienne et que vous devez partager, sous peine de passer pour de vulgaires idiots : Les cafés européens sont des œuvres philanthropiques et moralisatrices. Ils ont rendu à la société les services les plus précieux. Les bars américains, au contraire, ont puissamment contribué à l’affaissement social. Ils ont toujours été les principaux agents de l’ivrognerie la plus ingrate et la plus basse.
Au café, l’on étanche sa soif; dans le bar, presque toujours on satisfait une honteuse passion. Au café, on se grise quelquefois, au bar on se saoule toujours.
Selon de Puyjalon, «Nul lieu n’est mieux compris [que le café] pour les luttes de l’intelligence et de l’esprit. Nul lieu mieux approprié pour servir de refuge à la pudeur en péril.»
C’est au café que j’ai vu Jean Moréas, à qui nous demandions des vers, improviser sur un coin de table la pièce que cite mon ami Goudeau dans ses Dix ans de bohème, et que je vais vous réciter :
Je chante les étés brûlants, les lourds étés,
Qui font mûrir, là-bas, le noir raisin des treilles,
Et s’épanouir les précoces pubertés.
Je chante les étés des Cyclades vermeilles.
Derrière les massifs de pins et de sureaux
Où du portique ancien on voit les astragales,
Couchés dans les blés mûrs, ruminent les taureaux
Aux chants entrecoupés des bavardes cigales.
Tout le long des talus plantés de bouleaux blancs,
Parmi les chardons roux, les lézards en maraude
Scintillent aux rayons des midis accablants,
Comme de fins joyaux de jaspe et d’émeraude.
Dans les vallons riants de l’île Santorin,
Les filles, aux yeux noirs garnis de longues franges,
Par les sentiers, perdus où croît le romarin,
Chassent les papillons aux corselets oranges.
Et le fier vagabond à l’œil inquiétant,
Repus des seins cuivrés de lubriques gitanes,
Sur un lit de fougère, au bord du vert étang
Cherche le doux sommeil à l’ombre des platanes.
Je chante les étés brûlants, les lourds étés
Qui font mûrir, là-bas, le noir raisin des treilles,
Et s’épanouir les précoces pubertés.
Je chante les étés des Cyclades vermeilles.
C’est dans un atelier transformé en café que nous fondâmes un jour le Chat Noir. C’est dans ce lieu inéluctable que Goudeau, Montancey, Haraucourt, Samson, Willette, Ponchon, Champsaur, etc., venaient oublier les luttes du génie contre la misère, retremper leur talent aux étincelles de la camaraderie et de l’amitié. C’est au Café Latin que nous eûmes, pour la première fois, l’idée de fonder cette réunion étrange d’être disparates et intelligents qui firent la joie du quartier, pendant quelques mois, sous le nom d’Hydropathes, bientôt changé contre celui d’Irsutes.
Après tout cela, osez me parler de votre bar, aux allures de bouge, aux agglomérations bacchusiennes de flacons réceptacles des plus odieuses boissons. De votre bar clos comme un antre, où l’on ne pénètre qu’avec hypocrisie, où l’on boit debout, avec précipitation, avec honte, et d’où l’on sort, comme Silène, en titubant.»
Puis Léon Ledieu de rajouter : Et Henri de Puyjalon fit une pause, dont on profita pour le prier de s’asseoir, car il était remonté pour quelques jours.
Extrait du Monde illustré, 4 février 1893.
Si vous vous intéressez à l’histoire de la Côte Nord québécoise, attardez-vous à Henri de Puyjalon, qui a publié quelques ouvrages sur la région et sa faune, fut gardien de phare à l’île aux Perroquets, et a sans doute connu des personnages comme le chocolatier Henri Menier, de l’île d’Anticosti, le chasseur, naturaliste et auteur Napoléon-Alexandre Comeau, et l’abbé Victor-Alphonse Huard, directeur de la revue scientifique Le Naturaliste canadien.
L’image ci-haut est celle de la devanture du Café Saint-Malo, rue Saint-Paul, à Québec.