Le temps d’hier (première partie)
Le 19 novembre 1892, un quidam qui signe A. B. fait la une de La Patrie avec un article fort riche d’informations. Son texte, véritable pièce d’archives, magnifique témoignage intitulé «Nos pères et leurs coutumes», porte sur des manières de vivre dans les campagnes en aval de Québec au milieu du 19e siècle. Comme il est assez long, nous vous le présentons en trois jours : aujourd’hui, demain et mercredi. Place à A. B.
Je n’ai pas vu, de mes yeux vu, tout ce que l’on va lire au sujet de nos aïeuls, puisque mes souvenirs d’enfant ne peuvent remonter beaucoup au delà d’un demi-siècle, ce qui forme une jolie période dans ce siècle où l’on vit vite, mais peu longtemps. Les coutumes dont il est question ici se rapportent surtout à nos paroisses d’en bas de Québec, où j’ai vu le jour, où j’ai grandi heureux et que j’ai habitées jusqu’à l’âge d’homme fait. […] Désirs et regrets superflus et inutiles; ces beaux jours ne reviendront plus. Il ne nous reste d’eux qu’un souvenir ineffaçable, qui a bien son charme rajeunissant.
Le Menuet. J’étais bien jeune lorsque je vis danser le menuet, alors à la veille de disparaître pour toujours. Cette danse, élégante et grave à la fois, seyait parfaitement bien à nos aïeuls. C’était une suite ininterrompue de figures gracieuses entrecoupées, ça et là, de saluts profonds et de révérences venus en premier lieu des cours brillantes des galants rois de la «Belle France». La révérence, depuis des années, a disparu, ainsi que le salut si digne de nos Pères; on a remplacé celui-ci par ce coup de tête raide, sans grâce, grossier même, emprunté à John Bull.
Après la cession du pays à l’Angleterre [en 1763], les danses anglaises s’introduisirent insensiblement jusque dans nos campagnes. Tout en conservant le cotillon, danse d’origine française, nos paysans adoptèrent la gigue irlandaise, à rythme vif et gai et exigeant un jarret solide. On vit apparaître aussi le reel et le casse-reel (Scotch reel), puis le hornpipe, que l’on appelait sans cérémonie un arlepatte : les mâchoires de nos braves habitants mâchaient difficilement les mots anglais à cette époque, et l’on ne s’en portait pas plus mal; au contraire, on vivait très vieux.
Il y avait aussi les danses rondes avec accompagnement de chant et des gages à donner pour celui qui se trompait en restant seul dans le cercle formé par les danseurs et les danseuses se tenant tous par la main. Il y avait aussi des récompenses pour les gagnants et ces récompenses avaient du prix, vu qu’elles donnaient le droit à celui ou celle qui les obtenait d’aller déposer un doux baiser sur le minois de son choix. Il y avait aussi des jeux où l’on donnait encore des gages, et ces sortes d’amusements avaient une grande vogue : ils n’ont même pas encore disparu de nos campagnes d’en bas de la vieille capitale.
* * * *
Quand la «compagnée» était fatiguée de danser et d’embrasser, il y avait et il y a encore un autre passe-temps très recherché : le récit des contes plus ou moins vraisemblables et qui, cependant, faisaient les délices de nos campagnards. Chaque paroisse avait au moins sa douzaine de «conteux de contes», comme elle avait aussi ses «violoneux», gens recherchés et reçus partout à bras ouverts. Les conteurs commençaient toujours par cette phrase stéréotypée : « Il est bon de vous dire qu’une fois il y avait » etc. Le sujet des ces histoires naïves était, généralement, un roi ou une reine, et ce mot reine était et est encore, pour plusieurs, une roise, ce qui, après tout, est assez conforme au génie de la langue, en laissant de côté l’étymologie latine : regina.
Quant au violoneux qui entreprenait de faire «sauter la compagnée», au son de son instrument criard et pas toujours d’accord avec la quinte voulue, il commençait par enlever son habit, son gilet et sa cravate… quand il en avait une, puis, installé dans un coin de la pièce où l’on dansait, la tête renversée en arrière, un des bouts du violon appliqué au creux de l’estomac, il se mettait à sa besogne avec courage, consciencieusement, battant la mesure de ses deux pieds, et de manière à couvrir le son du violon. Le violoneux qui ne battait pas bruyamment des pieds était considéré comme musicien peu habile. Et, au son de ce bruit assourdissant, on dansait, on sautait, on battait des «ailes de pigeon», on faisait des entrechats dignes d’un acrobate consommé. Quelques danseurs, les jeunesses, emportés par le dieu de la Danse, enthousiasmés, ivres de joie et de bonheur, jetaient, de temps à autre, des cris de triomphe empruntés aux farouches Iroquois scalpant un ennemi vaincu. D’autres ajoutaient aux cris une pirouette qu’ils faisaient sans perdre la mesure. Ceci était considéré comme le nec plus ultra de la grâce et de l’habileté en fait de danse. C’était beau, c’était grand, et l’auteur de ces exploits recevait les plus beaux sourires des danseuses.
Des chandelles fumeuses, traversées vers leur base par une fourchette piquée aux cloisons de la pièce, éclairaient ce tableau réjouissant. Comme ces braves gens, oubliant les rudes travaux et leur misère, s’amusaient de bon cœur ! Comme il était contagieux, leur rire bruyant, franc et honnête. On pouvait leur appliquer ce quatrain d’un rimailleur dont j’ai perdu le nom :
Il ne fallait au fier Romain
Que des spectacles et du pain;
Mais au Français, plus que Romain,
Le spectacle suffit sans pain.
La suite : demain.
Heureuse de découvrir cet article.
J’échangeais avec des passionnés de la chanson de mon désir de recréer – dans le cadre de ma nouvelle entreprise de chanson de proximité – ces soirées d’antan si joyeuses, qui réchauffaient les longues soirées d’hier d’hivers.
Impatiente d’en connaitre la suite.
Merci pour ces mots adoucissants nos maux automnales.
Ah, merci à vous, chère Vous.
C’est l’ancêtre de « La Danse à Saint-Dillon » ?
Absolument, cher Monsieur Bustin ! La mise en mots et en image de cette chanson de Vigneault.
Merci M. Provencher. Quel plaisir visuel vous offrez.
Merci beaucoup, cher Michel.