Chers chasseurs
Extrait de La Gazette de Berthier, du vendredi 16 novembre 1906.
Depuis la tempête de nord-est de lundi dernier, les canards noirs abondent dans les Iles de Sorel. Avant-hier, M. Alfred Baril, du département de la marine, en a tué vingt-deux, de 6 heures à 9 heures du matin.
Au moment de quitter la Baie St-François, M. Baril vit, à une couple de cents pieds, une masse noire qui se débattait du côté du lac, il dirigea son yacht de ce côté, et il aperçut l’énorme marsouin, qui prend ses ébats dans ces parages depuis quelque temps.
Le fameux chasseur et son compagnon épaulèrent leurs fusils, et deux détonations firent disparaître l’étrange visiteur qui avait pris un plongeon pour ne plus réapparaître.
Les chasseurs avancèrent encore une couple d’arpents, mais, ne pouvant rien découvrir, ils résolurent de s’en revenir.
Le yacht filait sur un temps de 15 milles à l’heure dans la direction de Sorel, et les chasseurs, heureux de leurs exploits, se racontaient, en fumant un bon cigare, les fameuses excursions de pêche et de chasse qu’ils avaient faites précédemment, lorsque, tout à coup, ils virent un chevreuil qui traversait la Baie, en gagnant le côté nord. Encore une fois, on dévia de la route pour se mettre à la poursuite de ce fameux quadrupède, mais il put atterrir avant que l’on pût arriver à portée de fusil, et, encore une fois, M. Baril et son compagnon perdirent l’objet de leurs désirs.
On rebroussa chemin, et le yacht continua sa route en passant à travers les îles enchanteresses de Sorel. Déjà, de loin, on apercevait le clocher de l’église de Ste Anne, et nos nemrods ne songeaient plus qu’à enlever les cartouches des fusils et à les mettre en repos, lorsque celui qui gouvernait le yacht commença à allonger le cou en dehors du châssis, comme s’il eût aperçu au loin quelque chose d’étrange. Il en fit la remarque à M. Baril qui sortit sa lunette d’approche, et, la braquant sur le point noir qu’il voyait à l’horizon, il constata que c’était le loup-marin qui se promène dans le fleuve vis-à-vis Sorel depuis une couple de semaines.
Déposer la lunette et reprendre le fusil fut l’affaire d’une minute… le yacht avançait toujours avec rapidité.
Déjà on n’était plus qu’à quelques verges du fameux loup-marin, on stoppa la machine pour empêcher le bruit…. et penchés sur le bord du petit bateau, les chasseurs déchargèrent leurs fusils…. l’animal tourna sur lui-même une couple de fois…. deux autres coups retentirent, et quatre fois les gros plombs criblèrent le dos du monstre marin, l’eau du fleuve était rougie par son sang, mais un plongeon le fit disparaître au fond de l’eau.
Après un quart d’heure d’arrêt, les infortunés chasseurs décidèrent de se rendre à Sorel, où ils arrivèrent quelques minutes après, pour raconter les émotions qu’ils avaient ressenties dans ces chasses mouvementées.
N’importe, disaient-ils, nous ne les avons pas tués, mais nous leur avons chauffé….. le derrière.
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Le journal Le Devoir d’aujourd’hui, 14 novembre 2012, est surnommé «Le Devoir des écrivains». Il nous offre l’actualité vue par 34 écrivains. En page A 11, on y trouve un texte du philosophe Michel Onfray, «L’animal, cette partie mémorielle de nous-mêmes». Voici comment se termine cet écrit d’Onfray. Un texte incroyable, tout à fait en lien avec le comportement de ces deux chevaliers de la mort, s’amusant avec leurs fusils sur le lac Saint-Pierre, le 16 novembre 1906.
Monstre, écrit Onfray, celui qui jouit de tuer, jubile à faire souffrir, monstre l’être dépravé qui met à mort pour le simple plaisir de supprimer une vie, monstre celui qui fait de la mort un spectacle, monstre l’être qui exulte à effacer de la planète l’être d’un être: y a-t-il l’équivalent d’Auschwitz , de Gilles de Rais, de saint Hubert , de Savonarole ou d’El Cordobès chez les animaux ? Non. Un animal tue pour manger. Repu, il ne met jamais à mort son prochain — lui. Il existe donc une humanité chez les animaux qui pourrait donner des leçons à ceux de nos semblables qui manifestent une animalité (mais on vient de le voir, le mot ne convient pas…) dans leur hypothétique humanité.
Dès lors, on pourrait imaginer que l’éthologie puisse remplacer la théologie pour fonder une éthique post-moderne. Loin de croire qu’il nous faut nous dénaturer pour être véritablement des hommes, je pense que nous devons bien plus tôt nous ensauvager afin de prendre les leçons données par les animaux : ne pas tourner le dos au cosmos, ne pas ignorer la nature, ne pas feindre de n’avoir rien à voir avec ce qui n’est pas nous, écouter ce que nous enseigne l’arbre, ce que nous apprend l’herbe, ce que nous disent les animaux , et ce afin de parfaire notre humanité.
Alors peut-être pourra-t-on envisager que, moins séparés de la nature, plus soucieux de ses leçons de sagesse, nous soyons moins pervers, moins débiles, moins tordus, moins faux, moins menteurs, moins fourbes et hypocrites, moins névrosés, moins psychopathes, moins agressifs. La culture n’est pas une anti-nature, ni une contre-nature, mais un art de sculpter la nature. Mais ceci est une autre histoire…
Merci, Onfray, de nous donner ainsi à réfléchir sur le type de bête que nous sommes. Vous trouverez l’entièreté de son texte à l’adresse suivante.
Ci-haut, la sarcelle à ailes vertes est une œuvre du sculpteur Louis Matte, de Saint-Joachim; Madeleine Dubreuil, son épouse, peint ses oiseaux.
Contribution à une histoire de la vie de relations autour du lac Saint-Pierre.
Chauffer le derrière de tout ce qui bouge est si divertissant! On savait s’amuser en 1900…
En effet ! En effet ! Vraiment !!! Chère humanité !