Misère noire
Le Québec a vécu une saignée démographique de 1830 à 1930. On ignore le chiffre exact, mais entre 800 000 et 1 200 000 personnes sont parties vivre aux États-Unis, en Nouvelle-Angleterre. Dans les petites villes industrielles de l’endroit, on trouve là facilement du travail. N’était de ces départs, la population québécoise pourrait s’élever aujourd’hui à 13 ou 14 millions d’habitants.
Mais il ne faut pas croire à un siècle sans nuages pour les Franco-Américains d’origine québécoise. Les années 1890, par exemple, dans certaines communautés du moins, sont de misère.
Le 22 septembre 1894, sous le titre «La misère aux États-Unis», L’Écho des Bois-Francs, un hebdo publié à Arthabaska, écrit : « Le Protecteur Canadien, de Fall River, dans un de ses derniers numéros, donne un état de la misère qui sévit dans cette dernière ville, où les Canadiens pullulent et que l’on dit si prospères. Il démontre la conduite indigne de ceux qui par simple esprit de parti, et par orgueil, prétendent que nos Canadiens expatriés sont heureux. C’est la misère noire qui sévit là-bas, et son article est intitulé : Plus de pain; est-ce assez explicite ? »
Une semaine plus tard, L’Écho des Bois-Francs revient sur le sujet, reprenant un autre texte du Protecteur canadien, de Fall River :
Nous avons mentionné ces jours derniers dans nos colonnes de nouvelles locales la généreuse action du boulanger Greaves qui a donné 2000 livres de pain aux pauvres.
Malheureusement des 2000 livres sont presqu‘épuisées. Samedi il n’en restera plus rien.
Sait-on ce que cela veut dire : Samedi les 200 mères de familles qui venaient tous les matins au Tammany Hall ou à la salle des Tisserands, chercher le pain nécessaire à les empêcher de mourir de faim, n’auront plus rien à donner à leurs enfants.
Dans la maison où je demeure vit une autre famille de pauvres gens.
Cela fait deux.
Le père ne travaille pas, la mère ne travaille pas.
Dans la même mansarde demeure la bru. Un jour, il y a de cela quelques mois, sont mari, n’ayant rien pour vivre, partit pour Boston. Il n’est pas revenu. De temps en temps, elle reçoit de lui un maigre dollar qui suffit de la garder vive jusqu’à son retour.
Belle mère et bru ont toujours fait l’une et l’autre cuisine à part; chacune sa marmite.
Or l’autre jour, sans le vouloir, j’ai entendu à travers la cloison ce qu’on disait chez nos voisins.
Le père rentrait du dehors, la mère lui dit : « Eh bien Pierre ? »
Pierre, d’un ton que la faim rendait faible, répondit tristement : « Rien, l’épicier ne veut plus m’avancer à crédit. »
Pendant ce temps, la bru tournait des crêpes. De la poêle venait une senteur âcre qui veut dire que le beurre était rare.
Le vieillard dit : « Couchons nous, cela ôte la faim» et il se coucha.
La mère se mit à pleurer.
Le garçon se taisait.
Tout à coup, j’entendis la bru qui comptait ses crêpes : une, deux, trois… Elle en avait cinq. De pauvres petites crêpes faites de farine et d’eau sans œufs, ni lait, ni lard.
La bru resta quelque temps sans parler puis reprit : «Venez, papa, levez-vous; nous en avons toujours pour déjeuner. Je m’en passerai; plutôt souffrir de la faim que de vous voir mourir.»
Puis j’entendis des chaises s’approcher de la table, et le bruit d’une fourchette unique, mais pas une voix. On prenait le dernier repas.
Depuis ce temps, je n’ai rien entendu; mais j’ai su par ma mère qui va les voir souvent qu’ils ressemblent à des cadavres.
Cela, c’est un cas.
Combien de cas semblables dans notre ville !
Des orgueilleux menteurs que ceux qui soutiennent pour faire la niche aux fervents du rapatriement qu’il n’y a pas de misère dans nos centres manufacturiers !
Ceux-là sont absents de Fall River depuis deux mois et ne savent point ce qui s’y passe.
La misère ! Elle remplit notre ville. Les quartiers Bourne, King, Phillip, Iron Works, Border City, Sagamore et Wampanoag, en sont hantés.
Deux cents mères de familles nécessiteuses ont été comptées le matin aux salles des tisserands. À la «Globe», deux cents personnes vont trois fois par jour boire au restaurant une pauvre chope de soupe que la charité des marchands de l’endroit leur fait distribuer.
J’ai pu par moi-même, grâce à la demi obscurité dans laquelle je bénis le destin de me garder, pénétrer un peu partout pour me convaincre du véritable état des choses.
En certains endroits, j’ai trouvé une misère noire, complète, effrayante.
C’est assurément rester au-dessous du chiffre réel de dire qu’il y a actuellement à Fall River 3000 personnes souffrant de la faim.
La Gazette de Joliette, dans son édition du 27 septembre 1894, publie une partie de ce texte du Protecteur Canadien; mais, dans la dernière ligne, l’hebdo parle plutôt de 2 000 personnes souffrant de la faim.
La photographie ci-haut, étonnante, provient de la page internet suivante.