Retournons chez Satprem, en conversation avec son ami Gregory. Il évoque ce qu’il a vécu en Allemagne, à Buchenwald, à l’âge de 20 ans.

Et quelque chose s’est rompu.
Ah! fausse nuit! Faux moi qui marchait dehors quatre par quatre et la pelle sur l’épaule! J’étais comme étourdi de bonheur, j’aurais voulu toucher les choses, prendre des mains, j’étais ressuscité des morts. Faux frère dehors! — J’étais dedans comme un sourire léger. Faux soleil, fausse souffrance! — Ça levait, levait en moi comme une flamme pour brûler toutes les ombres, un grand vent à laver les mensonges.
Ah! que pouvaient me faire les armes de ces faux hommes et tous leurs crématoires! J’étais le feu qui brûle le feu. J’étais invulnérable et libre, libre. J’étais cela au creux du cœur, sourire et flamme. J’étais le vent qui ne meurent pas, l’odeur d’un printemps sauvage. J’étais l’espace et les grandes landes avec le cri d’une mouette, et cette constellation chantante dans la dérive du ciel. J’étais la Joie, la Joie comme un cri d’hirondelle derrière tout ce mensonge, et cette clarté derrière la nuit — une île de lumière battue d’oiseaux blancs.
Et j’ai marché jusqu’au fleuve, comme porté par un souffle, avec un sourire qui aime. […]
Je traîne avec moi toutes sortes d’hommes — c’est navrant — et quelques bêtes aussi. J’ai essayé toutes sortes de continents, je suis entré dans toutes sortes de peaux. J’ai eu toutes les religions infaillibles qu’on peut avoir — j’ai même adoré Sekmeth, un jour au bord du Nil, parce qu’elle m’avait donné un coup au cœur, comme ça, sans que je lui demande rien. Ah! il faut faire tout le tour, Grégory, et ça n’en finit pas. Je suis un bric-à-brac de choses, et quelques autres que je n’ai pas encore crachées — un marin, oui, un amant, un ascète, un boulotteur infatigable; je suis nègre et mongol, pharaon, premier communiant, parricide, parricide! et parfois j’ai des ailes — un vrai carnaval, et pas pour rire. […]
On n’en finit pas de faire le tour.
Une multitude en dedans. Une multitude de petits je séparés qui tourbillonnent dans le corps, au-dessus, en dessous, partout, comme des planètes folles autour d’un mystérieux soleil. Et on voyage. Interminablement on voyage, d’une planète à l’autre à travers nos années, des Indes à Cayenne, au diable je ne sais où, à travers des vies et des vies, d’un je à l’autre, à des dizaines et des dizaines d’autres, toujours plus vrais les uns que les autres, toujours plus péremptoires et dinosauresques. Et on devient toutes sortes de vérité infaillibles, toutes sortes de systèmes irréfutables, une multitude d’expériences qui se heurtent et se dévorent, et nous dévorent — une multitude de frères contradictoires. Où est le vrai, ou donc ? Et chaque fois, il semble qu’on tient l’absolu, chaque fois la vérité increvable, à se mettre à genoux et à cracher je le jure, et tous les autres pantins s’évanouissent, comme si on les avait rêvés, et on passe la moitié de sa vie à croire qu’on a rêvé l’autre, à renier ou à prêcher — à oublier. Déjà la vérité de ce soir est du rêve pour demain, et on tourbillonne, tourbillonne sans fin d’une planète à l’autre, infatigables saltimbanques.
Satprem, L’orpailleur, Éditions du Seuil, 1960. Ce sont ici de courts passages pris dans les pages de 157 à 160, de ce roman de Satprem. Comme je vous le disais, si jamais vous en voyez une copie chez votre libraire, attrapez-la.