Discrétion
Ne le dis pas à ton ami
Le doux nom de ta bien-aimée :
S’il allait sourire à demi,
Ta pudeur serait alarmée.
Ne le dis pas à ton papier,
Quand tout bas la Muse t’invite :
L’œil curieux peut épier
La confidence à peine écrite.
Ne le trace pas, au soleil,
Sur le sable, le long des grèves ;
Ne le dis pas à ton sommeil,
Qui pourrait le dire à tes rêves.
Ne le dis pas à cette fleur
Qui de ses cheveux glisse et tombe,
Et s’il faut mourir de douleur,
Ne le dis pas même à la tombe :
Car si l’ami n’est assez pur,
Ni la fleur n’est assez discrète,
Ni le papier n’est assez sûr
Pour ne pas trahir le poète ;
Ni le flot qui monte assez prompt
Pour couvrir la trace imprimée,
Ni le sommeil assez profond,
Ni la tombe assez bien fermée !
[Eugène Manuel]
Le Soleil (Québec), 16 décembre 1899. Le quotidien de Québec a publié ce texte sans donner le nom de l’auteur. Mais on repère facilement ce dernier sur internet ; une page Wikipédia lui est même consacrée.